Les Gueux

Les Gueux

 

I, 14

 

1567-1568

 

De gens esclaves chansons, chants & requestes

Captifs par Princes & Seigneurs aux prisons,

A l'advenir par idiots sans testes,

Seront reçeus pour divins oraisons.

 

"chansons"

 

C'est l'arrivĂ©e du duc d'Albe, en 1567, qui dĂ©chaine les passions et donne une vigueur inouĂŻe Ă  l'Ĺ“uvre de sape et de diffamation engagĂ©e contre les autoritĂ©s en place. En effet, loin de calmer les esprits, les mĂ©thodes rĂ©pressives du nouveau gouverneur gĂ©nĂ©ral dĂ©cuplent la rage et la crĂ©ativitĂ© des pamphlĂ©taires comme des caricaturistes, qui s'en donnent a cĹ“ur joie. Il est difficile de mettre en doute la contribution de ce matraquage Ă  l'Ă©chec du duc dans les provinces, tant ces images demeurent associĂ©es Ă  cette pĂ©riode des histoires belge et hollandaise aujourd'hui. Ces caricatures traitent diffĂ©rents aspects des choses ; toutes se concentrent nĂ©anmoins sur la diabolisation Ă  outrance du lieutenant royal, qui fut autant injuriĂ© que le cardinal de Granvelle en son temps. Philippe II a tout fait pour ne jamais avoir Ă  endosser la responsabilitĂ© de la rĂ©pression dont il avait chargĂ© son mandataire, et l'analyse de la manière dont le Conseil des troubles, l'institution temporaire chargĂ©e de poursuivre les fauteurs de troubles durant le gouvernement du duc, a Ă©tĂ© Ă©laborĂ© puis Ă©ludĂ© par le roi, est très Ă©loquente Ă  ce sujet : jamais Philippe II n'a rien actĂ© concernant ce conseil, et tons ses membres, sans exception, sont tombĂ©s en disgrâce suite Ă  sa dissolution. La supercherie semble avoir fonctionnĂ©, Ă  l'Ă©poque, puisque c'est vraiment au duc d'Albe et Ă  ses plus proches collaborateurs que l'aspect sanguinaire et violent des mesures mises en place est exclusivement imputĂ©. MalgrĂ© quelques propagateurs de bruits mensongers et sĂ©ditieux ayant pour but d'Ă©garer le peuple et de calomnier le souverain, le roi semble toujours relativement mĂ©nagĂ©. Par contre, ses ministres, mĂŞme rappelĂ©s, sont de plus en plus l'objet des foudres des caricaturistes comme des pamphlĂ©taires. Une brève analyse de certaines Ĺ“uvres illustre ce propos. [...]

 

Ces caricatures et allégories n'ont donc pas uniquement pour objectif de calomnier, elles ont aussi pour but de convaincre à la fois du bien-fondé de la révolte et des vertus des défenseurs de sa cause. Il en va de même dans les chansons, poésies et pasquinades plus aisément répandues dans le peuple ; amusantes, faciles à retenir et à entonner, elles participent évidemment à cette énorme campagne de propagande populaire (Julie Versele, La diffusion et le contrôle des idées, Soulèvements, révoltes, révolutions dans l'empire des Habsbourg d'Espagne, XVI-XVIIe siècle, 2016 - www.google.fr/books/edition).

 

Une lettre du Conseil de Flandre au magistrat de Bruges du 25 Janvier 1567 lui ordonne d'appréhender et de punir ceux qui font des chansons ou des caricatures injurieuses pour la religion et le Roi (A. C. de Schrevel, Troubles religieux du XVIme siècle au quartier de Bruges, 1566-1568, 1894 - www.google.fr/books/edition).

 

"sans tĂŞte"

 

Partout en Europe, la destruction des images a accompagné la diffusion du protestantisme, en Angleterre, en Ecosse, dans les cantons helvétiques, en Allemagne, en France. Nulle part, pourtant, l'évènement n'a pris le caractère d'explosion brutale qu'il a revêtu aux Pays-Bas, où, le temps d'un court été, en juin 1566, des centaines d'églises, de chapelles, de couvents ont été vidés, dépouilles, dénudés. En Flandre d'abord, puis en Brabant, en Hainaut, et enfin au nord des grands fleuves, Meuse et Rhin, on a pu assister à l'étrange et «scandaleux» spectacle de «briseurs d'images», comme on les appelle alors, mutilant les statues, brisant les tableaux, fracassant les orgues, transperçant les vitraux, s'acharnant sur les crucifix.

 

La brutalité de la répression montre en tout cas que celui-ci ne s'est pas trompé sur la profondeur de ce formidable phénomène de rejet. Rien ne pouvait atteindre plus durement le très catholique et très autoritaire roi d'Espagne Philippe II, que ce défi à sa religion et à sa souveraineté. Le châtiment fut à la mesure de la blessure infligée. Avec l'arrivée du duc d'Albe, en 1567, s'ouvrent les procès expéditifs, et tombent les têtes, par dizaines, par centaines, depuis celles d'humbles tisserands, jusqu'à celles des plus grands seigneurs, Egmont et Hornes, accusés de complicité, décapités le 5 juin 1568, sur la Grand-Place de Bruxelles, sinistrement tendue de noir (Solange Deyon, Alain Lottin, Les Casseurs de l'été 1566, L'iconoclasme dans le Nord, 2013 - www.google.fr/books/edition).

 

Iconoclasme

 

Le consensus quant au besoin d'images peut être le signe d'une reconnaissance spontanée de leur puissance, mais d'une puissance de séduction à laquelle personne ne souhaite vraiment échapper, sauf peut-être les iconoclastes qui ont fait déferler sur ces adversaires impassibles une fureur extrême. Nombre d'historiens. ont remarqué que cette rage destructrice contient une reconnaissance implicite du pouvoir des images dont on peut suggérer qu'il est le produit de deux regards celui de l'artiste qui les fait naître et celui du spectateur qui les regarde. Ce dernier laisse une marque indélébile s'inscrire sur la surface de son œil qui est la «fenêtre de son âme». Entre ces deux regards s'immisce une pression culturelle qui impose une lecture univoque de l'image que l'iconoclasme reconnaît comme le vecteur d'un sens. Mais il s'agit d'un sens extérieur à l'image et qui la prend en otage. C'est à cette idée sous-jacente que s'en prennent les iconoclastes. Les coups portés aux images sont d'ailleurs, comme l'a bien perçu sir Thomas More, dirigés contre l'Église de Rome, dont la puissance est défiée symboliquement. «En détruisant les tableaux et les statues», dit Jean Delumeau, «la foule s'est prouvée à elle-même sa propre puissance et a réduit l'ennemi à merci. Une furie iconoclaste révèle la profondeur d'une peur collective et apparaît comme l'unique moyen pour la conjurer.» Le théâtre élisabéthain comporte des allusions à l'idolâtrie et il semble systématiquement la condamner. Ainsi Troilus and Cressida de Shakespeare est ponctué d'une série d'allusions à la «bêtise» des idolâtres grecs («idol of idiot-worshippers» V, I, 7), allusions qu'il est tentant de mettre en relation avec le contexte dans lequel cette pièce du tout début du XVIIe siècle (probablement 1601-1602) a été écrite (Jean-Louis Claret, Le martyre de Dom Luc, Pouvoirs de l'image aux XVe, XVIe et XVIIe siècles, pour un nouvel éclairage sur la pratique des Lettres à la Renaissance, 2009 - books.google.fr).

 

"gent esclave"

 

Devant l'échec manifeste de la mission d'Egmont en Espagne, certains gentilshommes se retrouvent en juillet 1565 à Spa, sous prétexte de prendre les eaux. Ils y jettent les bases d'un accord et d'une ligne de défense. Les 13 et 17 octobre arrivent à Bruxelles les célèbres dépêches du roi datées du Bois de Ségovie, justifiant l'inquisition et ordonnant de poursuivre avec rigueur les hérétiques. Celles-ci provoquent la colère des nobles et particulièrement d'Egmont, furieux d'avoir été dupé. Pontus Payen témoigne, lui aussi, du désarroi général. «Plusieurs bons catholiques trouvaient fort étranges ces commandements du roi... Semblait chose dure de rechercher la conscience des gens... encore plus grande cruauté de les faire mourir». Profitant de cette opinion publique, Gilles Leclercq, un avocat calviniste de Tournai, et des gentilshommes dont Louis de Nassau qui étaient à Spa, rédigent un manifeste, connu sous le nom de Compromis. Celui-ci, habilement composé pour ne pas heurter les catholiques, est proposé à la signature du maximum de nobles possible. Escobecques, Longastre, Esquerdes, Lumbres, Olhain, Vendeville et les autres s'y emploient.

 

Ce compromis met en cause les «étrangers» qui ont persuadé le roi, «contre son serment et contre l'espérance dans laquelle il nous a toujours entretenus», non seulement de ne pas avoir modéré les placards contre les hérétiques, mais de les avoir renforcés et de vouloir introduire «à toute force l'inquisition. Celle-ci, inique et surpassant la plus grande barbarie entraînerait la ruine et désolation des Pays-Bas» et rendrait les bourgeois et habitants «perpétuels et misérables esclaves des inquisiteurs, gens de néant». Pour éviter ce malheur, les signataires décident de faire une «saincte et légitime confédération et alliance; s'obligeant sous serment l'un l'autre d'empêcher que l'inquisition ne soit introduite et de l'extirper», protestant de ne pas agir ainsi contre Dieu ou le roi.

 

Ils se promettent «l'un à l'autre toute assistance de corps et de biens, comme frères et fidèles compagnons, notamment si l'un ou l'autre est molesté et persécuté. Ce texte recueille environ quatre cents signatures. Pontus Payen, qui n'est pas suspect de sympathie envers les réformés, confirme que certains gentilshommes «gens de bien et bons catholiques entrèrent dans cette ligue, en intention seulement de s'opposer à l'inquisition d'Espagne, qu'ils pensaient que le roi voulait établir et puis assujettir ces Pays-Bas en une servitude misérable, sous prétexte d'extirper les hérésies. Toutefois, les calvinistes étaient les plus actifs, le Compromis étant d'ailleurs officiellement signé par Louis de Nassau et Henri de Bréderode. Le roi et la gouvernante générale, pour leur part, tiennent ces confédérés pour rebelles et leur ligue pour subversive (Alain Lottin, La révolte des Gueux en Flandre, Artois et Hainaut: Politique, religion et société au XVIe siècle, 2020 - books.google.fr).

 

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