La bataille de LĂ©pante
La bataille de LĂ©pante

 

I, 19

 

1571-1572

 

Lors que serpens viendront circuir l’are,

Le sang Troien vexĂ© par les Hespaignes :

Par eux grand nombre en sera fait tare :

Chief fuyct, caché aux mares dans les saignes.

 

Si « sang Troien Â» dĂ©signe gĂ©nĂ©ralement les Français chez Nostradamus, ici il est en rapport avec les Turcs sur le territoire desquels se trouve l’antique ville de Troie. Ils sont opposĂ©s en 1571 lors de la bataille de LĂ©pante, dans le golfe de Patras, Ă  la Sainte Ligue rĂ©unissant Espagne, Venise et papautĂ©, dont la flotte est commandĂ©e par Dom Juan, demi-frère de Philippe II d’Espagne (« Hespaignes Â»).

 

Comme pour les Francs, la thèse de l'origine troyenne des Turcs deviendra canonique, avec naturellement des variations sur les noms et les généalogies. Voici, en guise d'exemple, un bref extrait (II, 66) du Speculum historiale, une œuvre où Vincent de Beauvais (ca. 1190 - ca. 1264), sous Louis IX, livre une synthèse des connaissances historiques de son temps : Post cuius [= Troiae] eversionem multitudo magna fugiens, et in duos populos se dividens, alia Franconem Priami regis Troyae nepotem scilicet Hectori filium, alia Turcum filium Troili filii Priami secuta est, et inde tradunt quidam duos populos scilicet Francos et Turcos usque hodie vocari. (Ed. Douai, 1624 ; réimpression en fac-similé Graz, 1964.) Après la destruction de Troie, les nombreux fuyards se divisèrent en deux groupes. L'un suivit Francon, petit-fils du roi de Troie Priam, fils d'Hector ; l'autre suivit Turcus, fils de Troïlus, lui aussi fils de Priam. Ce qui explique évidemment, dit-on, que les deux peuples sont encore aujourd'hui appelés Francs et Turcs. Pour Sébastien Mamerot, Histoire des Neuf Preus et des Neuf Preues (une œuvre commencée en 1460), les Turcs descendent des Troyens : Et ainsi ont fait de filz en filz jusques au Turc qui regne a present, qui est descendu, comme il est dit, de celle branche de la lignee du tresvaillant et trespuissant Hector de Troyes (Jacques Poucet, L'origine troyenne des peuples d'occident, Les études classiques, Volume 72,Numéros 1 à 3, 2004 - books.google.fr).

 

Au milieu du XIV siècle, le doge et chroniqueur de Venise Andréa Dandolo affirme : La patrie des Turcs se trouve derrière les monts Caspiens, leur origine remonte à Turc, fils de Troilus, fils de Priam roi des Troyens, lequel après la prise de la ville se réfugia dans cette partie du monde avec un grand nombre de suivants (Stefanos Yerasimos, Hommes et idées dans l'espace ottoman, 1997 - books.google.fr).

 

L'application de ce mythe aux Ottomans est toutefois remise en cause dans les décennies qui suivent la chute de Constantinople. On assiste alors à la formulation d'une nouvelle hypothèse, qui se veut historique et se définit dans une réfutation explicite de la précédente. Elle est notamment exposée dans l'œuvre de Nicole Sagundino à qui l'on doit sans doute la la première tentative européenne d'une histoire des Ottomans. Ce sujet vénitien, originaire de Nègrepont, qui avait servi d'interprète aux conciles de Ferrare et de Florence et accompagné le bayle Marcello à Constantinople après la chute de cette ville, avait une bonne expérience des réalités turques et grecques. Dans le De origine et gestis Turcarum liber, qu'il adresse en 1456 à Enea Silvio Piccolomini, alors évêque de Sienne, il situe en Scythie, six cents ans auparavant, le point de départ du «peuple des Turcs». L'utilisation de cette information par Piccolomini, devenu entretemps le pape Pie II, dans sa Cosmographie et dans ses Commentaires, contribue à la diffuser largement. On la retrouve en 1538 sous la plume de Paolo Giovio (Commentario delle cose de Turchi a Carlo Quinto) La thèse de la souche scythique s'impose donc progressivement au détriment de l'hérédité troyenne. Une telle substitution va dans le sens d'un approfondissement du fossé qui sépare le monde ottoman de la Chrétienté occidentale au moment même où ils entrent directement en confrontation l'un contre l'autre (Géraud Poumarède, L'Europe de la Renaissance et l'empire ottoman, La Renaissance: actes du colloque de 2002, 2003 - books.google.fr).

 

Avec l'alliance entre la France et la Porte, l'origine troyenne des Turcs pouvait rester d'actualité au XVIème siècle.

 

Le premiers vers symbolise autant la menace musulmane sur la chrĂ©tientĂ© (« are Â» du latin « ara Â», autel) que la tentative d’encerclement [1] (« circuir Â» : du latin « cicuire Â», faire un mouvement tournant) de l’aile droite chrĂ©tienne commandĂ©e par Gian Andrea Doria. Finalement les Turcs seront battus, mais le chef de l’aile gauche ottomane, Oulouch Ali, vice-roi d’Alger, pourra s’enfuire (« Chef fuyct Â» : le chef fuit), par le canal de sainte Maure, jusqu’à PrĂ©vĂ©sa, en face de l’antique Actium, Ă  l’entrĂ©e du Golfe d’Arta qui est l’ancien Golfe d’Ambracie « miroir d’eau de 30 milles de long et de 10 de large, entourĂ© d’un amphithéâtre de collines descendant en pente douce vers le rivage bordĂ©, çà et lĂ , de marĂ©cages [2] » (« saignes Â» ou « sagnes Â» : marais [3]).

 

Les Turcs perdirent 30 000 hommes sur 88 000 (« grand nombre en sera faict tare Â»), les ChrĂ©tiens environ 9000. 12 000 esclaves chrĂ©tiens seront dĂ©livrĂ©s de leurs fers [4].

 



[1] « Histoire de l’empire ottoman Â», sous la direction de Robert Mantran, Fayard, 1989, p. 491

[2] J.R. Hale, « Les grands combats sur mer, de Salamine au Jutland Â», Payot, 1932, p. 38

[3] Pierre Brind’Amour, « Les premières centuries Â», Droz, 1996, p. 73

[4] Paul Chack, « Deux batailles navales, LĂ©pante et Trafalgar Â», Les Ă©ditions de France, 1935, p. 150-151

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