La fortune de François duc d'Alençon

La fortune de François duc d'Alençon

 

I, 33

 

1581-1582

 

Prés d'un grant pont, de plaine spatieuse,

Le grand lyon par forces Cesarées

Fera abbatre hors cité rigoreuse :

Par effroy portes luy seront reserées.

 

"plaine spatieuse" : CambrĂ©sis

 

Les “guerres d'Italie” se termineront de façon significative en Picardie après la bataille de Saint-Quentin (1557) et le traité du Câteau-Cambrésis (1559), dans cette grande plaine du nord de l'Europe, qui devient dès lors – et jusqu'à la première moitié du XXe siècle – le nouveau territoire sur lequel se déploie l'affrontement des puissances européennes (Jean-Louis Fournel, Jean-Claude Zancarini, La politique de l'expérience: Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin, 2002 - books.google.fr).

 

"grand pont"

 

Comme cela se pratiquait encore au XIVe siècle, la tour des Arquets avait Ă©tĂ© mise Ă  cheval, si l'on peut ainsi dire, sur le fleuve, pour en dĂ©fendre l'accès ; et un pont Ă©tait Ă©tabli Ă  sa base pour faciliter les communications. C'est ce qui rĂ©sulte d'un passage du MĂ©morial journalier d'un moine de Saint-SĂ©pulchre, sur le siège de Cambrai par le comte de Fuentès, en 1595. Ce passage oĂą il s'agit d'une rĂ©bellion des bourgeois contre le gouverneur pour la France, de Montluc de Balagny, est ainsi conçu :

 

D'autre part les bons bourgeois du quartier de Cantimpré, sous le capitaine Baudon Quelleries, Fiacre Ségard, avec d'autres bourgeois de diverses compagnies, s'étant emparés de la porte Cantimpré, barricadèrent vaillamment le grand pont de pierre, celui de la tour aux Arquets et le pont Amoureux.

 

Sur une très belle estampe au burin (qui semble avant la lettre), du cabinet de M. V. Delattre, et dont le sujet est expliquĂ© par cette lĂ©gende manuscrite, tracĂ©e au bas :

 

"Le duc d'Alençon fait lever le siège de Cambrai en 1581." on remarque, sur le premier plan, le duc à cheval entouré de quelques cavaliers, tandis que la ville, vue du côté du midi, est figurée, au fond, vers la gauche. Dans le mur d'enceinte on distingue nettement la tour des Arquets, accompagnée, en aval, ou si l'on veut de l'autre côté du pont, d'une seconde tour d'un aspect semblable à la première (A. Durieux, La tour des Arquets, Memoires de la Societe d'emulation de Cambrai, 1867 - books.google.fr, Adolphe Bruyelle, Memoires de la Societe d'emulation de Cambrai, Dictionnaire topographique de l'arrondissement de Cambrai (etc.), 1862 - ww.google.fr/books/edition).

 

Prise de Cambrai en 1581. On comprend que l'intervention des canons rend désormais illusoires les murs qui assuraient la défense des villes (Marc Ferro, Histoire de France, 2018 - www.google.fr/books/edition).

 

Le Cateau

 

Abbattre = mettre les batteries en action, tirer du canon pour démolir quelque chose (Pierre Brind'Amour, Les premières centuries, ou, Propheties de Nostradamus (édition Macé Bonhomme de 1555), 1996 - www.google.fr/books/edition).

 

En septembre 1581, le duc d'Alençon, après la dĂ©livrance de Cambrai, cernĂ© depuis un an par l'armĂ©e du duc de Parme, met aussi le siège devant le Câteau. Le canon joua si durement contre l'enceinte, qu'une brĂŞche praticable fut bientĂ´t ouverte. Les troupes ayant montĂ© Ă  l'assaut, la ville fut emportĂ©e après treize jours de rĂ©sistance. La dĂ©fense aurait Ă©tĂ© soutenue plus long-temps, n'Ă©tait la division qui se mit entre les habitans et la garnison commandĂ©e par un sieur de Worde de Brabançon. Le vicomte de Tours ou de Thouars fut tuĂ© dans l'action, et Balagny reçut une blessure Ă  la jambe. La ville fut exposĂ©e au pillage, et les femmes et les filles Ă  la violence des soldats, quoique la peste fĂ»t presque dans toutes les maisons. Il arriva alors au baron de Rosni, depuis duc de Sulli, une assez curieuse aventure que nous extrayons de ses mĂ©moires :

 

Une jeune fille, fort belle, dit M. de Sulli, vint se jeter entre mes bras, comme je me promenais dans les rues, et me tenait serré en me conjurant de la garantir de quelques soldats qui s'étaient cachés, lorsqu'ils m'avaient aperçu. Je la rassurai, et m'offris de la conduire dans la première église. Elle me répondit qu'elle s'y était présentée, mais qu'on n'avait pas voulu la recevoir parce qu'on savait qu'elle avait la peste. Je devins froid comme un marbre à cette déclaration, et la colère me redonnant des forces, je repoussai d'entre mes bras cette fille qui m'exposait à la mort, lorsqu'elle avait une raison de se faire respecter, qui me paraissait sans réplique; et je m'enfuis, m'attendant à tout moment d'être saisi de la peste.

 

Vers la fin de décembre de la même année 1581, le baron d’Inchi est tué d'un coup d'arquebuse, sous les murs du Câteau, où dans son désespoir d'avoir été perfidement privé de son poste de gouverneur de la citadelle de Cambrai, il s'était, dit-on, rendu pour chercher la mort (A. Bruyelle, Précis sur Le Cateau-Cambrésis, Memoires de la Societe d'emulation de Cambrai, 1844 - books.google.fr).

 

"grant pont" et "plaine spatieuse"

 

C'est pour payer les dĂ©penses causĂ©es par ces crues subites, que le Conseil des 2 finances fit lever un droit de pĂ©age sur les deux ponts de Saint-Vaast-en-Cambresis. Le grand pont donnait communication entre le village et Cateau-CambrĂ©sis ; d'abord fait de bois, il ne fut construit en briques qu'en 1666 ; le petit au contraire fut toujours en bois (Recueil, Volumes 50 Ă  53, SociĂ©tĂ© d'Ă©tudes de la province de Cambrai, 1940 - books.google.fr).

 

"effroy"

 

reserer : ouvrir (Pierre Brind'Amour, Les premières centuries, ou, Propheties de Nostradamus (édition Macé Bonhomme de 1555), 1996 - www.google.fr/books/edition).

 

On reste au Cateau qui ouvre ses portes au duc d'Alençon.

 

Ou "resserrer" : tenir fermer.

 

La prise de Cambrai par le duc d'Alençon, 16 août 1581, jeta l'effroi parmi la population d'Arras. Le Magistrat s'empressa de mettre en état les fortifications. Le roi d'Espagne autorisa la prorogation des impôts spéciaux destinés à réparer les brèches nombreuses existant aux murailles entre la porte d'Hagerue et le Claquedent, entre la porte Méaulens et le nouveau boulevard, aux abords des portes Ronville et Baudimont, au Pas-de-cheval, etc., etc. (A. de Cardevacque, Arras fortifié, Mémoires de l'académie des sciences, lettres et arts d'Arras, 1891 - books.google.fr).

 

"cité rigoreuse"

 

La paix du Cateau permet aux souverains catholiques de se consacrer Ă  la lutte contre la nouvelle religion.

 

La guerre dĂ©bute mal pour la France, qui subit une dĂ©faite Ă  Saint-Quentin en 1557 et dont une expĂ©dition contre Naples Ă©choue complètement. Mais en 1558, François de Guise prend Calais aux Anglais. Cependant, les deux souverains, las de la guerre et prĂ©occupĂ©s par les progrès du protestantisme dans leurs pays, entament des nĂ©gociations, qui aboutissent au traitĂ© de Cateau-CambrĂ©sis (1559) : Henri II conserve Calais et les Trois ÉvĂŞchĂ©s et renonce au Milanais, c'est la fin des guerres d'Italie. Le roi de France peut dĂ©sormais se consacrer Ă  la lutte contre les protestants; dès le dĂ©but de son règne, sous l'influence de sa favorite, Diane de Poitiers, il promulgue l'Ă©dit de Châteaubriant, qui met en place un système de rĂ©pression important; l'Ă©dit d'Écouen de 1559 est encore plus rigoureux (Jean-Charles Volkmann, Tous les rois de France, 1999 - books.google.fr).

 

Paix universelle entre la France, l'Espagne, l'Angleterre & l'Empire, par le traitĂ© de Câteau-Cambresis. Henri II. voulant profiter d'une si belle occasion pour rĂ©duire les herĂ©tiques de son royaume, se rend au Parlement lorsqu'il y Ă©toit le moins attendu, le 13. Juin, & fait arrĂŞter plusieurs membres de cette compagnie qui s'opposoient Ă  l'exĂ©cution de l'Ă©dit de Châteaubriant. Le conseiller Anne Dubourg qui Ă©toit de ce nombre, fut pendu & brĂ»lĂ© en place de GrĂ©ve le 20. DĂ©cembre suivant : on le soupçonnoit d'avoir eu part Ă  l'assassinat du prĂ©sident Minard, qui fut tuĂ© d'un coup de pistolet en sortant du Palais ; son supplice fur suivi de celui d'un grand nombre d'autres Calvinistes (Philippe Macquer, AbrĂ©gĂ© chronologique de l'histoire ecclesiastique: contenant l'histoire des eglises d'orient & d'occident, Depuis l'an 1201 jusqu'Ă  l'an 1700, Tome 2, 1752 - books.google.fr).

 

Cf. quatrain I, 5 pour Anne du Bourg.

 

Paul IV poussait également à une répression rigoureuse. Un mois avant la signature de la paix, il avait publié une bulle applicable à toute la chrétienté et où il renouvelait les décrets d'Innocent III contre les hérétiques (Félix Rocquain, La France et Rome pendant les guerres de religion, 1924 - books.google.fr).

 

Après diverses alternatives de persécutions violentes et de demi-tolérance, les chefs des protestants d’Écosse, guidés par l'énergique prédicateur John Knox, s'étaient confédérés pour l'établissement public de leur culte (3 décembre 1557). Durant dix-huit mois, la reine mère, Marie de Guise, régente d'Écosse, hésita à prendre l'offensive contre eux; mais, après le traité du Câteau-Cambresis, ses frères les Guises, qui se sentaient ébranlés auprès de Henri II et qui espéraient se raffermir par un éclatant succès en Écosse, la poussèrent à rendre un décret de proscription contre toutes innovations religieuses (Histoire de France depuis les temps les plus réculés jusqu'en 1789, Tome 9, 1865 - books.google.fr).

 

On agissoit avec la mĂŞme rigueur en Espagne contre les nouveaux hĂ©rĂ©tiques ; Philippe II. fit brĂ»ler Ă  Seville & Ă  Valladolid un grand nombre de Lucheriens On ne pardonna pas( mĂŞme Ă  la mĂ©moire du fameux ConĂ­tancin Ponce qui avoir Ă©tĂ© prĂ©dicateur de Charles V Philippe Macquer, AbrĂ©gĂ© chronologique de l'histoire ecclesiastique: contenant l'histoire des eglises d'orient & d'occident, Depuis l'an 1201 jusqu'Ă  l'an 1700, Tome 2, 1752 - books.google.fr).

 

"Le grand Lyon"

 

La Satyre Ménippée (1593) exhorte les Ligueurs à abandonner leur cause :

 

Ne suivez plus l'erreur de cet asne Cumain,

Qui vestu de la peau du grand lion Romain,

Voyant le vray lion, perd coeur et asseurance. (Ingrid A. R. De Smet, Menippean Satire and the Republic of Letters, 1581-1655, 1996 - www.google.fr/books/edition).

 

"forces cesarees" serait une expression synonyme de "romain".

 

Le "grand lion romain" désigne Hercule romain, vêtu d'une peau de lion. L'empereur Commode se fit représenter ainsi (Friedrich Polleross, Hercules as an identification figure, Iconography, Propaganda, and Legitimation, 1998 - www.google.fr/books/edition).

 

D'Hercule romain on passe à François-Hercule de Valois, le duc d'Alençon en scène ici.

 

Acrostiche : P LF P

 

Le manuscrit du Liber fortunae est un in quarto (270 x 200 mm) de 433 pages sur papier, recueillant cent «emblèmes» et cent «symboles», selon les termes de l'auteur, sur le thème de la Fortune. Ils sont précédés par un ensemble de textes habituels en début d'ouvrage: une adresse au lecteur, datée de Dumphlun, aux calendes de mars 1568, suivie d'une dédicace à Hercule-François d'Alençon, de plusieurs pièces de vers offertes par des proches à l'auteur et enfin d'une seconde dédicace, en vers, plus brève, à Louis de Gonzague, duc de Nevers. Enfin, l'ouvrage se clôt sur une «De Fortuna adnotatio sive compendium» qui se propose d'«élucider» les «synonymes de fortune, à partir de plus ou moins cent auteurs, de manière concise et claire». L'ouvrage semble préparé pour la publication, mais il est resté manuscrit.

 

En 1883, Ludovic Lalanne présentait ainsi sa publication des copies exécutées d'après les dessins originaux de ce recueil d'emblèmes: «si le Liber Fortunae n'avait contenu que le texte, je n'aurais jamais songé, je n'ai pas besoin de le dire, à le tirer de l'oubli» dans lequel il était tenu depuis trois siècles. Il avait certes identifié l'auteur de ce malheureux texte, Imbert d'Anlézy, seigneur de Dumphlun dans le Nivernais, vétéran des guerres d'Italie appelé au service du duc d'Alençon, à qui il dédie son ouvrage au lendemain de la paix de Longjumeau qui met fin à la deuxième guerre de religion. Mais, à sa suite, c'est au dessinateur que les chercheurs allaient consacrer exclusivement leur attention, au point que le manuscrit est aujourd'hui connu comme le Livre de Fortune de Jean Cousin le fils. L'infortuné seigneur de Dumphlun s'est ainsi trouvé dépossédé de la paternité d'un ouvrage dont il espérait tirer une immense gloire.

 

Cette tychologie se présente au lecteur qui la parcourt comme une fresque chaotique et bigarrée. Les figures s'enchaînent, comme souvent dans ce genre de recueils, sans progression, sans classement facilement repérable, malgré l'«ordre» que l'auteur se prévaut de leur avoir donné, et dont ses amis le louent abondamment.

 

La série s'ouvre sur deux figures très liées à la fortune, Hercule et Vénus, avec deux couples emblème/symbole qui se répondent presqu'en chiasme: «Fortuna audax»/Hercule. et «Fortuna virilis»/Vénus. Au seuil du livre, ils indiquent assez l'attitude qu'il convient d'adopter face à la fortune, faite de force et de séduction.

 

À chaque emblème, sur la page de gauche comprenant, selon la loi du genre, un titre, une image et un quatrain, répond à droite un «symbole», c'est-à-dire un cartouche orné différemment selon le «mot» à illustrer, portant un titre et encadrant une ou deux citations d'auteurs anciens ou modernes complétées, au bas de la page, par un distique. Ces «inventions» sont expliquées par un commentaire en latin, traduit au début en italien, espagnol, français, allemand et anglais. Peu à peu pourtant certaines traductions viennent à manquer, et seuls restent les versions latine et française.

 

Le sceptre que tend la «bonne face» de la Fortune est lui aussi surmontĂ© d'une fleur de lys. Cet attribut du roi de France, qu'on retrouve tout au long du recueil dans la main de la Fortune favorable, ne serait-il pas placĂ© ici du cĂ´tĂ© de l'heur comme du malheur pour Ă©voquer la difficultĂ© de rĂ©gner «en cette Ă©poque malheureuse et tourmentĂ©e» (infoelici et exulcerata hac aetate) oĂą «gronde la guerre civile et intestine» (feruere ciuile et intestinum bellum) (dĂ©dicace Ă  Hercule-François, p. 10) ? 

 

Ainsi, bien que, comme on le verra, le seigneur de Dumphlun n'ait pas toujours eu à se louer de la fortune, celle qu'il décline à plaisir au long de ses cent emblèmes, malgré ses visages multiples et contradictoires, nous semble être une force plus fascinante qu'écrasante, plus séduisante qu'effrayante. Elle est un adversaire à la mesure d'Hercule. On la montre aux côtés du héros vêtu de la peau du lion de Némée et portant le globe du monde: ce monde qu'il porte avec peine, est littéralement aux pieds de Fortune.

 

Nous avons déjà relevé l'importance d'Hercule dans le Liber Fortunae et nous aurons encore l'occasion d'y revenir plus loin. Remarquons que Galiot de Genouillac, l'a choisi lui aussi comme élément essentiel du programme iconographique de son château d'Assier. Or la tradition chrétienne a lu le mythe des Travaux comme une allégorie de la lutte contre les Vices et a fait de son héros un typus Christi et un modèle du chrétien menant une lutte sans trêve contre le Mal. Chaque combat d'Hercule est une psychomachie, de la Vertu contre le Vice. Mais il incarne aussi la Virtus aux prises avec la Fortune et les deux combats sont bien évidemment liés, comme on l'observe fort bien par exemple sur une médaille de G. Fr. Caroto pour Paléologue de Montferrat: elle montre Hercule, qualifié de «Vitiorum Domitor», saisissant le Vice par une mèche frontale qui l'assimile à l'Occasion.

 

Cependant, en se proclamant miles fortunae, le chevalier de Dumphlun ne souhaite pas se poser, bien entendu, en soldat du Vice. S'il invite le jeune frère de Charles IX à être un nouvel Hercule, c'est dans un combat que Galiot de Genouillac voyait comme un combat amoureux («J'aime Fortune»), où la fortune tend à se rapprocher de la vertu. On l'a dit, Anlézy partage une conception positive de la fortune, la Fortune-Occasion, qui propose une épreuve où va se révéler la qualité de celui qui l'affronte. Se dire miles fortunae, c'est, puisque la fortune est la volonté de Dieu (souvenons-nous des vers de la page de titre du Liber), être prêt à affronter toutes les épreuves qu'il propose.

 

Remarquons par ailleurs que le Liber fortunae du seigneur de Dumphlun ne resta pas le seul ouvrage sur la fortune lié au duc d'Alençon. Beaucoup plus tard, Pierre Dampmartin dans sa Fortune de la Cour, met en scène les entretiens d'un «ancien Courtisan du règne de Henry III. Lequel s'estoit rangé vers le Duc d'Alençon» «avec le Sieur de Bussy d'Amboise son principal favori» (Florence Buttay, Miles fortunae. Remarques sur le Livre de Fortune de la Bibliothèque de l'Institut (ms. 1910). In: Histoire, économie et société, 2002, 21e année, n° 4 - www.persee.fr, Ludovic Lalanne, Le livre de fortune de Jean Cousin, Imbert d'Anlezy, 1883 - www.google.fr/books/edition).

 

Après la paix du Cateau-Cambrésis, Imbert dit avoir très vite été appelé par Catherine de Médicis à la cour, pour servir le jeune duc d'Alençon. Notons que cette faveur accordée à un client des Nevers s'inscrit bien dans les efforts de la reine mère pour maintenir cette maison dans son attachement à la couronne. Elle organise dans ce but en 1565 le mariage de la dernière héritière, Henriette de Clèves, avec un de ses fidèles italiens, Louis de Gonzague, le deuxième dédicataire du (Florence Buttay, Miles fortunae. Remarques sur le Livre de Fortune de la Bibliothèque de l'Institut (ms. 1910). In: Histoire, économie et société, 2002, 21e année, n° 4 - www.persee.fr).

 

Nonobstant les beaux portraits que la reine Marguerite sa soeur nous fait de lui Son caraflere. dans ses mémoires, il n'avoit gueres d'autres bonnes qualités que la valeur, l'affabilité & l'attachement à la religion catholique ; toujours gouverné par des esprits brouillons auxquels il se livroit, & suivant aveuglément les mouvemens de son ambition, qui le portoit aux entreprises les plus hardies, & quelquefois les plus injustes, n'ayant d'ailleurs, ni assez d'esprit, ni assez de prudence, ni assez de constance pour les soûtenir : mais ce qui parut en quelque façon excuser sa conduite, c'est qu'il avoit à faire à une cour & à un prince qui furent cause de la plûpart des fautes toù il tomba, par les mauvais traitemens qu'on lui faisoit (Histoire de France, depuis l'établissement de la monarchie françoise dans les Gaules, par le Père G. Daniel, 1755 - books.google.fr).

 

La dimension irrĂ©ligieuse du terme est soulignĂ©e d’emblĂ©e par Furetière : «C’était autrefois une divinitĂ© paĂŻenne qu’on croyait ĂŞtre la cause de tous les Ă©vĂ©nements extraordinaires : au lieu que c’est en effet la Providence divine qui agit par des voies inconnues et au-dessus de la prudence des hommes.» (Antoine Furetière, Dictionnaire Universel, La Haye et Rotterdam, 1690 ; s.v. fortune.) (Laurent Thirouin, La pensĂ©e du hasard chez Gracián et La Rochefoucauld, 2019 - halshs.archives-ouvertes.fr).

 

Rappelons que tous les camps condamnent en principe la fortune en tant que puissance indĂ©pendante de Dieu, agissant sur les humains ou possiblement orientĂ©e par eux. Si elle est une dĂ©termination absolue, elle nie le libre-arbitre mais si l'homme se croit capable de maĂ®triser ou de prĂ©voir les «accidents» de son existence, il nie la libertĂ© de Dieu. Comment l'auteur prĂ©sente-t-il les rapports de Dieu et de la Fortune ? La question ne le laisse pas indiffĂ©rent. Il s'inquiète mĂŞme d'ĂŞtre mal compris: aussi son idĂ©e est-elle prĂ©cisĂ©e dès la page de titre: «Lecteur, après tant de noms de Fortune, et aussi variĂ©s, tiens toi ceci pour certain: Dieu est tout. La Nature est le pouvoir ordinaire de Dieu. La Fortune est vraiment sa volonté». Dans le tissu de citations que constitue l'Adnotatio, oĂą, on l'a dit, l'auteur se propose de dĂ©finir son sujet et ses synonymes, AnlĂ©zy commence par affirmer - en reprenant Lactance - que la fortune est «ce qui nous arrive de manière inopinĂ©e». Elle est donc bien pour lui essentiellement une «occasion», hors de toute logique naturelle ou dĂ©terminĂ©e, proposĂ©e directement par Dieu Ă  l'homme comme une Ă©preuve dans laquelle peut se rĂ©vĂ©ler sa virtus. On reviendra sur ce point Ă  propos du nom de miles fortunae que se donne le seigneur de Dumphlun. Pour l'heure, contentons-nous de remarquer comment, malgrĂ© cette affirmation initiale, AnlĂ©zy Ă©prouve encore le besoin de se dĂ©fendre vigoureusement d'avoir fait un livre qui sente le paganisme. Il prie son dĂ©dicataire, François d'Alençon «de ne pas [se] mettre en colère» si, dit-il, «je te rapporte des propos de paĂŻens, pour une grande part, et si, renouvelant ces jeux de fortune, ma plume ne me laisse pas voir le chrĂ©tien sĂ©vère qui est en moi». Il ajoute Ă  cette disculpation une sorte de reprĂ©sentation iconoclaste de la Fortune «Caeca: Manca: Svrda: Brvta» en idole mutilĂ©e, ses attributs (voile, roue, ailes, corne d'abondance), jonchant le sol. Le symbole la dit vaine comme la chimère «choze faincte et ymaginee. non plus que fortune : et a l’une et l’aultre ont atribue plusieurs Visaiges plusieurs figures et plusieurs signes et effectz par leurs fictions poĂ©tiques, cum haues peu veoir si de auant» (p. 415). Ă€ la fin d'un recueil oĂą il s'est plu Ă  revenir sur le pouvoir de Fortune, et avant les trois derniers emblèmes sur la mort, l'auteur brise sa statue et prononce une espèce d'abjuration... Nous avons vu que le Liber fortunae n'avait finalement pas Ă©tĂ© publiĂ©. Au-delĂ  de la mort ou de la ruine de l'auteur, on peut aussi penser que le temps de cette Fortune-ci Ă©tait passĂ© (Florence Buttay, Miles fortunae. Remarques sur le Livre de Fortune de la Bibliothèque de l'Institut (ms. 1910). In: Histoire, Ă©conomie et sociĂ©tĂ©, 2002, 21e annĂ©e, n° 4 - www.persee.fr).

 

103 : Fortunæ adversæ comites. Les compagnes de la Fortune adverse.

104 : Fortunatus modeste, infortunatus prudenter agas. Sois modeste dans le bonheur et prudent dans l'infortune.

Les compagnes de Fortune adverse sont : douleur, crainte, ire rapine ; si tu es bien fortuné, sois prudent comme le serpent; si tu es infortuné, sois doux et gracieux comme la colombe.

107 : Fortunæ imperatrix Providentia. La Prévoyance commande à la Fortune.

108 : Tela prævisa minus feriunt. Les coups prévus n'atteignent pas. Comme dedans un miroir l'on voit ce qui nuit à la face, ainsi doit-on prévoir les flèches : c'est-à-dire les maux

que Fortune peut apporter; lesquels bien prévus n'offensent pas tant; ainsi Providence (Prévoyance) est impératrice de ladite Fortune (Ludovic Lalanne, Le livre de fortune de Jean Cousin, Imbert d'Anlezy, 1883 - books.google.fr).

 

Dans le discours politique des XVIe et XVIIe siècles, la prudence constitue la vertu centrale du gouvernant soucieux de servir l’État et le bien commun. Face Ă  elle, la cautèle, prĂ©caution servant des intĂ©rĂŞts particuliers, est la marque des tyrans. [...] Formateur de la pensĂ©e politique, le pamphlet est Ă©galement – dans les Pays-Bas, mais aussi dans d’autres contextes gĂ©ographiques et historiques – partie intĂ©grante d’une culture politique basĂ©e sur le dĂ©bat d’opinion, s’appuyant sur et alimentant une culture de l’imprimĂ©. [...] La question de la construction d’une culture politique Ă  travers les pamphlets est intimement liĂ©e Ă  celle de l’émergence et la communication d’identitĂ©s collectives : monarchiste, rĂ©publicaine, habsbourgeoise, rĂ©voltĂ©e, calviniste, catholique, etc. Cette Ă©mergence dĂ©rive de la nĂ©cessitĂ© pour les pamphlĂ©taires de dĂ©finir leurs objectifs et ce qu’ils combattent et, plus largement, eux-mĂŞmes et l’ennemi. [...] La prudence, telle qu’elle est abordĂ©e dans les pamphlets analysĂ©s, est gĂ©nĂ©ralement envisagĂ©e comme un type de prĂ©voyance, c’est-Ă -dire la capacitĂ© Ă  prendre en compte les facteurs dĂ©terminant une situation particulière et Ă  Ă©laborer le cours d’action Ă  y appliquer : les auteurs adoptent globalement la dĂ©finition de la phronĂŞsis aristotĂ©licienne et celles de la prudentia latine et de celui qui l’applique, le prudens (Camille Dohet, Prudence, cautèle et dissimulation : le double discours des Ă©lites politiques durant la guerre de Quatre-Vingts ans. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 94, fasc. 4, 2016 - www.persee.fr).

 

La guerre de Quatre-Vingts Ans, également appelée révolte des Pays-Bas, est le soulèvement armé mené de 1568 à 1648 contre la monarchie espagnole par une partie des Dix-Sept Provinces des Pays-Bas espagnols. Ayant pris forme autour de la révolte des Gueux, revendiquant la liberté religieuse pour le protestantisme, la révolte prend aussi la forme d'une guerre civile entre les sept provinces du Nord (actuels Pays-Bas), où la Réforme est bien ancrée, et les Pays-Bas méridionaux (actuels Belgique, Luxembourg et Nord-Pas-de-Calais), catholiques et loyalistes. En 1581, à la suite de succès contre l'armée du roi d'Espagne Philippe II, les sept provinces septentrionales, menées par la Hollande, proclament leur indépendance par l'acte de La Haye, créant un nouvel État, qui reçoit le nom de république des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas, en général appelées «Provinces-Unies». Le conflit se poursuit pendant presque trois décennies, s'interrompt à la suite du traité d'Anvers (9 avril 1609) pour une période de trêve qui va durer douze ans, de 1609 à 1621, puis reprend dans le cadre de la guerre de Trente Ans qui débute en 1618. L'indépendance des Provinces-Unies est finalement reconnue par le roi d'Espagne au traité de Münster, signé en 1648 en marge des traités de Westphalie qui mettent fin à la guerre de Trente Ans (fr.wikipedia.org - Guerre de Quatre-Vingts Ans).

 

"forces cesarees"

 

"cesarees" s'applique en général à l'empereur du Saint Empire Romain germanique comme "Majesté césarée" (Lettre au Duc de Nemours 21 ocotbre 1568, Lettres de Catherine de Médicis: publiées par m. le cte Hector de La Ferrière, Numéro 18, Volume 3, 1887 - books.google.fr).

 

L'adjectif "cesarĂ© "a Ă©tĂ© forgĂ©, semble-t-il, par J. Lemaire; cesarĂ© : de CĂ©sar, en rapport avec le Saint Empire (Chron. Ann. ; Stecher IV, 475) (Ĺ’uvres de Jean Lemaire de Belges, 1891 - www.google.fr/books/edition).

 

Sous Tibère, on dédia près du Tibre, dans les jardins que le dictateur César avait légués au peuple romain, un temple à la déesse Fors-Fortuna (Oeuvres complètes de Tacite, Tome 1 : Annales, Livre II, 1845 - books.google.fr).

 

Jacqueline Champeaux, dans son grand ouvrage sur le culte de Fortune à Rome, s'est attachée à montrer l'originalité de la déesse latine avant qu'elle ne subisse l'influence de la Tyché grecque, puissance maîtresse de la Chance et du Hasard. Ces notions de chance et de hasard ne sont pas premières. Fors comme fortuna dérivent de la même racine indo-européenne (*bher-) que le verbe ferre, «porter», «donner». Elle est la déesse «quae fert», «qui porte» au sens où la terre porte ses fruits. Appartenant à la grande famille des déesses - mères méditerranéennes, la divinité adorée à Préneste au moins depuis le vie siècle avant J.-C. était liée aux éléments «porteurs» de fertilité au printemps. La fête de Fors fortuna à Rome était fixée au solstice, le 24 juin. Déesse du «passage», elle est «donneuse» de fertilité sexuelle mais aussi de souveraineté. Cette idée de «porter», de «faire passer du non être à l'être» assure à cette Fortune oraculaire : la Fortune est «grosse» du futur. Divinité de la naissance, elle va être, comme les Parques, divinité de la destinée (Florence Buttay, Fortuna, usages politiques d'une allégorie morale à la Renaissance, 2008 - www.google.fr/books/edition).

 

"LF" entre les deux "P" de Providence et de Prudence, comme un passage, "les voies inconnues" de Furetière.

 

Selon la lĂ©gende, le culte de la Fortune aurait Ă©tĂ© introduit par Servius Tullius, qui aurait dĂ©ifiĂ© le fait de sa propre rĂ©ussite en la figure de Fortuna. L’œuvre la plus marquante de son règne ; le census ; tĂ©moigne de l’importance qu’il lui accorde. En effet, le census qu’il instaure consiste surtout en l’apprĂ©ciation officielle de la richesse de chacun permettant ensuite un classement de tous selon le niveau de richesse. Or, cette richesse est alors considĂ©rĂ©e comme un des dons les plus prĂ©cieux octroyĂ©s par la Fortune. Quant au rĂ´le de celle-ci, il est fondamental, puisque la rĂ©ussite ne dĂ©pend que de son bon vouloir : Servius ne devient Roi que parce qu’il reçoit constamment l’aide de Fortuna, qui multiplie sur sa route les occasions favorables. NĂ©anmoins, sa rĂ©ussite est aussi due au fait que dès sa naissance, il a Ă©tĂ© prĂ©destinĂ© Ă  jouer un rĂ´le public Ă  travers des «signes merveilleux»

 

A travers l’étude des sanctuaires de Préneste et d’Antium, nous avons fait la connaissance d’une Fortune à la fois oraculaire, fécondante et poliade. Or, le premier élément frappant que nous avons constaté est que, lorsqu’elle est introduite à Rome par Servius Tullius, elle ne présente plus aucun de ces caractères. La Ville refusant tout sanctuaire oraculaire au sein de ses murs, Fortuna y fait sa première entrée en tant que protectrice efficace des diverses classes d’âges et de personnes, auxquelles ses nombreuses épiclèses se rattachent. Et pourtant, dès le 2ème siècle ACN, les sources mentionnent la déesse comme présidant au destin. Afin de comprendre cette transformation, notre attention s’est alors portée sur un évènement majeur auquel les Romains ont du faire face à cette période : la deuxième guerre Punique. En nous remémorant les défaites successives du Tessin, de la Trébie, du lac Trasimène et de Cannes, nous avons mis le doigt sur l’élément essentiel de la transformation de Fortuna : un sentiment d’incompréhension, d’insécurité et de crainte face au futur, au sein du peuple romain qui, dans le passé, n’avait jamais douté de l’issue favorable de son avenir. Conjointement à cet évènement, nous avons constaté, à la suite de courants philosophico-religieux venus de Grèce et d’Orient, la rencontre de Fortuna avec sa parèdre Grecque Tychè, et ce, dès le 3ème siècle ACN. Il est impossible de ne pas établir de lien entre ces deux évènements qui n’ont, à la base, certes rien en commun, mais qui vont, une fois mis en regard, transformer Fortuna en une déesse du destin au cœur même de la Ville. En effet, Tychè, comme nous l’avons rappelé, permettait d’échapper à l’irrévocabilité du destin. C’est donc en toute logique que les Romains, face à la crainte d’un avenir funeste, ont attribué à leur déesse les fonctions de son homologue Grecque. C’est ainsi qu’en 194 ACN, comme nous l’avons vu, Fortuna prend à Rome l’épiclèse de Publica populi Romani, garante du devenir du peuple romain, et, de manière plus générale, déesse présidant au destin de Rome. Dans une religion devenue philosophique, Fortuna, elle qui assurait la victoire du peuple romain contre ses ennemis et qui lui conférait l’empire universel, était désormais perçue, au terme de la République, comme le principe moteur des évènements et de l’Histoire elle-même (Larissa Leers, La Fortuna romaine et l’héritage grec, 2010 - orbi.uliege.be).

 

Cf. quatrains V,66 et IX, 9 pour Servius Tullius.

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