Compagnie et Magistrat à Genève
I, 47
1592
Du lac Leman les sermons fascheront,
Les jours seront reduicts par les sepmaines,
Puis mois, puis an, puis tous déffailliront,
Les Magistrats damneront leurs loix vaines.
Pendant les neuf dernières années de la vie de Calvin et jusque vers l'an 1 570, le
Magistrat se montre très respectueux de l'autorité des ministres et très zélé pour le maintien et l'exercice effectif de la discipline ecclésiastique. Le point de vue et les préoccupations théocratiques dominent ses
actes. Mais à partir de 1670, tout en demeurant fidèle au principe de l'Etat « chrétien », le Magistrat s'émancipe, s'enhardit; la tendance mercantile se développe chez les membres du gouvernement, plusieurs se mêlent
à des spéculations commerciales voire à des opérations usuraires dans lesquelles ils font facilement des profits considérables. En même temps, la politique extérieure de Genève se modifie, le Magistrat se montre moins
favorable au gouvernement spirituel et à la répression des abus et des désordres. Cela oblige les ministres à des plaintes réitérées et à des remontrances énergiques. [...]
Le Magistrat, qui tient de Dieu son autorité, se sentant de plus en plus fort, glisse sur la pente de l'autoritarisme.
Il refuse obstinément de se conformer au vœu populaire et de revenir en quoi que ce soit à l'ancien régime démocratique et à restaurer l'autorité des conseils généraux;
bref, il considère comme un droit, ce qui originairement était un devoir. Fort de ses prétentions, de son autorité et de son respect de la base théocratique de l'Etat, le Magistrat osera s'attribuer
le pouvoir d'interpréter la parole de Dieu, ou du moins d'accepter ou de rejeter les interprétations données par les ministres, en les jugeant à la lumière
des enseignements scripturaires, qu'il examinera par luimême, selon sa conscience. Il en viendra à citer les Ecritures, à s'appuyer sur les exemples de l'histoire sainte
avec la même décision, la même virtuosité que les ministres, il saura même invoquer l'autorité de Calvin et citer l'Institution chrétienne pour soutenir son opinion contraire
à celle des ministres. Un Jacques Lect est un magistrat politique à la fois juriste et théologien, calviniste décidé, d'une orthodoxie de doctrine irréprochable, mais aussi un
champion opiniâtre de la suprématie du gouvernement politique sur le gouvernement spirituel. Autant Calvin avait cherché à assurer l'autonomie de l'Eglise, gouverne-
ment spirituel, autant il cherche à faire prévaloir l'autonomie et l'autorité de la Seigneurie, gouvernement politique. Et ce changement, cette évolution se comprennent :
la doctrine, le dogme sont fixés et établis depuis longtemps, on n'y touche pas, on les conserve, on les vénère comme une chose sacrée * sur laquelle personne n'a le droit
de porter une main profane. D'autre part, les Ordonnances ecclésiastiques, elles aussi, sont établies et fixées. La constitution de l'Eglise, gouvernement spirituel est faite,
elle est écrite, elle est conforme à la parole de Dieu. Le Magistrat la respecte, et, fort de ce respect même il entend, appliquer et interpréter par lui-même cette constitution,
en s'aidant du concours des ministres, mais sans se laisser conduire par eux, comme un mineur, ni se laisser imposer leur Volonté. Le Magistrat fait donc régner et respecter
le dogme et la discipline, et il fait de ce devoir théocratique, de son rôle de Magistrat « chrétien », la base fondamentale de son autorité. Ayant à appliquer la Constitution de l'Etat chrétien,
la loi divine, dont les Ordonnances sont l'exposition, il n'aime pas à être contrecarré, ni critiqué dans cette application. Il ne peut, sans doute, échapper aux censures et au contrôle des ministres, mais
il s'efforce autant que possible d'échapper à tout contrôle de la part du peuple. C'est là , croyons-nons, le motif pour lequel le pouvoir politique s'est constamment refusé à faire procéder à la lecture publique
des Ordonnances tous les cinq ans. Le Conseil est resté sourd aux réclamations réitérées des ministres, à ce sujet*. Il ne tient évidemment pas à ce que les Ordonnances soient en quelque sorte soumises
périodiquement à une nouvelle consécration de l'opinion populaire.
En 1605, à l'occasion des obsèques de Bèze, la Compagnie, renouvelant une protestation qu^elle avait déjà faite, ne craignit pas de
rappeler au Conseil «qu'il n'y avait point de différence entre les hommes, soit par rapport à la naissance, soit à l'égard de la mort, qui
surprend également les grands et les petits». C'était le langage de la saine raison, mais il ne pouvait être écouté, ni compris par des magistrats qui arrivaient insensiblement à se croire de droit divin
(Eugène Choisy, L'état chrétien calviniste à Genève au temps de Théodore de Bèze, 1902 - archive.org).
Au lendemain de la mort de Théodore de Bèze (13 octobre 1605), Jacques Lect, syndic, proposa
de revenir au système de modérature en vigueur jusqu'en 1580 ; à cette date, Bèze avait demandé à être déchargé de la modérature, pour laquelle il avait été réélu d'année en année depuis la mort de Calvin
et la Compagnie avait alors décidé que chaque pasteur, à tour de rôle, serait «semainier», soit modérateur la durée d'une semaine. Jacques Lect appuya sa proposition,
qui obtint l'accord du Conseil, de six arguments : le plus important était que le Magistrat ne savait pas à qui s'adresser quand il voulait communiquer avec les pasteurs. Le syndic communiqua donc le
matin même à la Compagnie qu'un arrêt avait été promulgué par le Petit Conseil, qui modifiait l'ordre des semainiers : la Compagnie reçut l'ordre de choisir trois de ses membres susceptibles d'être candidats Ã
la modérature, afin que le Magistrat puisse élire le plus approprié. [...] La Compagnie refusa de sa soumettre et proposa qu'un des leurs pourrait, pendant une année entière, représenter leur corps auprès de Messieurs,
s'occuper de la correspondance avec l'étranger, se charger des exhortations dans les différents Conseils. Les Magistrats s'y opposèrent et firent comparaître les pasteurs un à un. La Compagnie se sentit humilée
mais le Petit Conseil menaça de rendre publique l'affaire. Les Magistrats forcèrent la Compagnie, qui demandait l'instauration d'une commission, à se soumettre, ce qu'elle fit le 14 décembre 1605,
moyennant l'assurance qu'elle serait libre d'élire ellemême son modérateur. Elle définissait en sept points la charge de semainier : l'élu ne devait pas porter de nom, mais être qualifié de
« ayant charge de la Compagnie », par crainte d'abus ; sa fonction devait être annuelle ; il devait réunir la Compagnie, mener le débat, recueillir les voix ; il jouait le rôle d'intermédiaire entre le Conseil et la
Compagnie ; il s'occupait des exhortations dans les différents Conseils ; il répondait aux lettres de l'étranger ; au cas où il serait absent, le plus ancien de la Compagnie le remplacerait.
Le 20 décembre, Antoine de La Faye entra dans la fonction de « semainier », élu pour une année par ses frères et agréé par le Petit Conseil. Le débat autour de la question du semainier est un
exemple caractéristique de cristallisation du conflit permanent d'autorité qui existait entre la Compagnie et le Magistrat
(Registres de la Compagnie des pasteurs de Genève. T. IX, 1604-1606, 1989 - books.google.fr).
Si l'on en croit Eugène Choisy, c'est après 1570 que les Magistrats de Genève commencent à prendre l'ascendant sur le pouvoir religieux, donc après la date de rédaction des Centuries.
Phénomène politiquement prévisible ? Il y en avait peut-être les prémices du temps de Nostradamus.
Il y avait des "semainiers" à Saint Pierre et Saint Gervais, par exemple en 1591 David Le Boiteux pour la première église, et en 1594 Abraham Grenet pour la seconde. Il ne s'agit pas de la même fonction
que le représentant de la Compagnie des pasteurs auprès du Conseil. Ces semainiers étaient les Ministres qui à leur tour prêchaient pendant une semaine entière tous les jours
(Registres de la Compagnie des pasteurs de Genève. T. VI, 1589-1594, 1980 - books.google.fr).