Compagnie et Magistrat à Genève
Compagnie et Magistrat à Genève

 

I, 47

 

1592

 

Du lac Leman les sermons fascheront,

Les jours seront reduicts par les sepmaines,

Puis mois, puis an, puis tous déffailliront,

Les Magistrats damneront leurs loix vaines.

 

 

Situation de Genève à la fin du XVIe siècle

 

En ces temps difficiles de la guerre de 1589-1593 contre la Savoie, il semble que quelques Genevois comprirent la nécessité d'une action diplomatique plus étendue. La correspondance des ministres avec leurs frères de l'étranger et les échanges de lettres du Conseil ne suffisaient plus. Théodore de Bèze s'efforça de persuader le Conseil qu'il fallait entretenir un délégué permanent auprès du roi Henri; la dépense en vaut la peine, disait-il, «cela servira beaucoup, voire plus qu'un million de lettres»; le Conseil attendit encore une petite année, et se décida en mai 1592 à envoyer Paul Chevalier à la Cour. Ce Paul Chevalier, juriste et humaniste, qui va être bientôt le premier diplomate résident de la petite république, remplissait alors les fonctions de lieutenant de la justice; il connaissait mieux que quiconque l'importance des négociations diplomatiques laïques, doublant les relations ecclésiastiques de Genève. Il savait qu'il serait possible de trouver des appuis auprès de certains princes catholiques. Il mesurait la portée de ces paroles qu'un capitaine siennois lui avait glissées à l'oreille dans une auberge de Soleure : - Votre ville a acquis une grande réputation. Croyez-vous, répondit Chevalier, qu'il serait possible de trouver quelque assistance pour sa conservation ? - Je suis vassal du grand duc de Florence; je lui ai remontré l'importance de Genève. Il craignait, disait-il, que cette ville ne se rendît. Moi, je lui répondais que non, que Genève était une ville de guerre. Evidemment la religion empêche le libre commerce avec elle, comme nous le ferions autrement, car nous désirons que son ennemi soit exténué. Avec la faveur du roi de France et celle du duc de Nevers, vous pourriez obtenir quelque chose des princes d'Italie, de la Seigneurie de Venise, du duc de Mantoue et d'autres. Ils savent ce que ces Messieurs de Genève ont fait. Voyez les troupes que j'accompagne, elles sont destinées au roi de France et payées par ces princes italiens. Et de fait, en 1592, la Seigneurie de Genève négociait un emprunt de 5.000 écus au comte Ulysse Martinengo, de Brescia ou de Venise. L'argent ne garde l'odeur de l'encens ni celle du fagot... Avec Lesdiguières, Messieurs firent un sérieux effort pour établir un échange régulier de courriers. Là encore, nous retrouvons l'initiative de Bèze et de «quelques autres» qui voulurent contribuer aux dépenses occasionnées par ce courrier. Les communications avec le Dauphiné se firent donc plus régulières, ce qui était très important : si l'on voulait engranger la moisson de 1591, il fallait que Lesdiguières occupât l'ennemi à ce moment. Diversions effectuées par Lesdiguières, naissance d'une diplomatie genevoise, fermeté du magistrat, tout cela n'explique pas entièrement la survie de la petite république en cette année 1591, où elle ne pouvait opposer que quatre à cinq cents hommes — en octobre seulement 120 fantassins et 100 cavaliers à des effectifs ducaux variant entre trois et quatre mille hommes. Il y fallut aussi le désordre des affaires de Savoie (Alain Dufour, La seigneurie de Genève et la maison de Savoir de 1599 à 1605, Tome 2 : La guerre de 1589-1593, 1958 - books.google.fr).

 

Cf. quatrain I, 61 - Le contrat de Sancy et l'Escalade de Genève - 1602-1603.

 

Magistrat et Compagnie des pasteurs de Genève

 

Pendant les neuf dernières années de la vie de Calvin et jusque vers l'an 1570, le Magistrat se montre très respectueux de l'autorité des ministres et très zélé pour le maintien et l'exercice effectif de la discipline ecclésiastique. Le point de vue et les préoccupations théocratiques dominent ses actes. Mais à partir de 1570, tout en demeurant fidèle au principe de l'Etat «chrétien», le Magistrat s'émancipe, s'enhardit; la tendance mercantile se développe chez les membres du gouvernement, plusieurs se mêlent à des spéculations commerciales voire à des opérations usuraires dans lesquelles ils font facilement des profits considérables. En même temps, la politique extérieure de Genève se modifie, le Magistrat se montre moins favorable au gouvernement spirituel et à la répression des abus et des désordres. Cela oblige les ministres à des plaintes réitérées et à des remontrances énergiques. [...]

 

Le Magistrat, qui tient de Dieu son autorité, se sentant de plus en plus fort, glisse sur la pente de l'autoritarisme. Il refuse obstinément de se conformer au vÅ“u populaire et de revenir en quoi que ce soit à l'ancien régime démocratique et à restaurer l'autorité des conseils généraux; bref, il considère comme un droit, ce qui originairement était un devoir. Fort de ses prétentions, de son autorité et de son respect de la base théocratique de l'Etat, le Magistrat osera s'attribuer le pouvoir d'interpréter la parole de Dieu, ou du moins d'accepter ou de rejeter les interprétations données par les ministres, en les jugeant à la lumière des enseignements scripturaires, qu'il examinera par lui-même, selon sa conscience. Il en viendra à citer les Ecritures, à s'appuyer sur les exemples de l'histoire sainte avec la même décision, la même virtuosité que les ministres, il saura même invoquer l'autorité de Calvin et citer l'Institution chrétienne pour soutenir son opinion contraire à celle des ministres. Un Jacques Lect est un magistrat politique à la fois juriste et théologien, calviniste décidé, d'une orthodoxie de doctrine irréprochable, mais aussi un champion opiniâtre de la suprématie du gouvernement politique sur le gouvernement spirituel. Autant Calvin avait cherché à assurer l'autonomie de l'Eglise, gouvernement spirituel, autant il cherche à faire prévaloir l'autonomie et l'autorité de la Seigneurie, gouvernement politique. Et ce changement, cette évolution se comprennent : la doctrine, le dogme sont fixés et établis depuis longtemps, on n'y touche pas, on les conserve, on les vénère comme une chose sacrée sur laquelle personne n'a le droit de porter une main profane. D'autre part, les Ordonnances ecclésiastiques, elles aussi, sont établies et fixées. La constitution de l'Eglise, gouvernement spirituel est faite, elle est écrite, elle est conforme à la parole de Dieu. Le Magistrat la respecte, et, fort de ce respect même il entend, appliquer et interpréter par lui-même cette constitution, en s'aidant du concours des ministres, mais sans se laisser conduire par eux, comme un mineur, ni se laisser imposer leur Volonté. Le Magistrat fait donc régner et respecter le dogme et la discipline, et il fait de ce devoir théocratique, de son rôle de Magistrat «chrétien», la base fondamentale de son autorité. Ayant à appliquer la Constitution de l'Etat chrétien, la loi divine, dont les Ordonnances sont l'exposition, il n'aime pas à être contrecarré, ni critiqué dans cette application. Il ne peut, sans doute, échapper aux censures et au contrôle des ministres, mais il s'efforce autant que possible d'échapper à tout contrôle de la part du peuple. C'est là, croyons-nons, le motif pour lequel le pouvoir politique s'est constamment refusé à faire procéder à la lecture publique des Ordonnances tous les cinq ans. Le Conseil est resté sourd aux réclamations réitérées des ministres, à ce sujet. Il ne tient évidemment pas à ce que les Ordonnances soient en quelque sorte soumises périodiquement à une nouvelle consécration de l'opinion populaire.

 

En 1605, à l'occasion des obsèques de Bèze, la Compagnie, renouvelant une protestation qu^elle avait déjà faite, ne craignit pas de rappeler au Conseil «qu'il n'y avait point de différence entre les hommes, soit par rapport à la naissance, soit à l'égard de la mort, qui surprend également les grands et les petits». C'était le langage de la saine raison, mais il ne pouvait être écouté, ni compris par des magistrats qui arrivaient insensiblement à se croire de droit divin (Eugène Choisy, L'état chrétien calviniste à Genève au temps de Théodore de Bèze, 1902 - archive.org).

 

Au lendemain de la mort de Théodore de Bèze (13 octobre 1605), Jacques Lect, syndic, proposa de revenir au système de modérature en vigueur jusqu'en 1580; à cette date, Bèze avait demandé à être déchargé de la modérature, pour laquelle il avait été réélu d'année en année depuis la mort de Calvin et la Compagnie avait alors décidé que chaque pasteur, à tour de rôle, serait «semainier», soit modérateur la durée d'une semaine. Jacques Lect appuya sa proposition, qui obtint l'accord du Conseil, de six arguments : le plus important était que le Magistrat ne savait pas à qui s'adresser quand il voulait communiquer avec les pasteurs. Le syndic communiqua donc le matin même à la Compagnie qu'un arrêt avait été promulgué par le Petit Conseil, qui modifiait l'ordre des semainiers : la Compagnie reçut l'ordre de choisir trois de ses membres susceptibles d'être candidats à la modérature, afin que le Magistrat puisse élire le plus approprié. [...] La Compagnie refusa de sa soumettre et proposa qu'un des leurs pourrait, pendant une année entière, représenter leur corps auprès de Messieurs, s'occuper de la correspondance avec l'étranger, se charger des exhortations dans les différents Conseils. Les Magistrats s'y opposèrent et firent comparaître les pasteurs un à un. La Compagnie se sentit humilée mais le Petit Conseil menaça de rendre publique l'affaire. Les Magistrats forcèrent la Compagnie, qui demandait l'instauration d'une commission, à se soumettre, ce qu'elle fit le 14 décembre 1605, moyennant l'assurance qu'elle serait libre d'élire ellemême son modérateur. Elle définissait en sept points la charge de semainier : l'élu ne devait pas porter de nom, mais être qualifié de «ayant charge de la Compagnie», par crainte d'abus; sa fonction devait être annuelle; il devait réunir la Compagnie, mener le débat, recueillir les voix; il jouait le rôle d'intermédiaire entre le Conseil et la Compagnie; il s'occupait des exhortations dans les différents Conseils; il répondait aux lettres de l'étranger; au cas où il serait absent, le plus ancien de la Compagnie le remplacerait. Le 20 décembre, Antoine de La Faye entra dans la fonction de «semainier», élu pour une année par ses frères et agréé par le Petit Conseil. Le débat autour de la question du semainier est un exemple caractéristique de cristallisation du conflit permanent d'autorité qui existait entre la Compagnie et le Magistrat (Registres de la Compagnie des pasteurs de Genève. T. IX, 1604-1606, 1989 - books.google.fr).

 

Si l'on en croit Eugène Choisy, c'est après 1570 que les Magistrats de Genève commencent à prendre l'ascendant sur le pouvoir religieux, donc après la date de rédaction des Centuries. Phénomène politiquement prévisible ? Il y en avait peut-être les prémices du temps de Nostradamus.

 

Il y avait des "semainiers" à Saint Pierre et Saint Gervais, par exemple en 1591 David Le Boiteux pour la première église, et en 1594 Abraham Grenet pour la seconde. Il ne s'agit pas de la même fonction que le représentant de la Compagnie des pasteurs auprès du Conseil. Ces semainiers étaient les Ministres qui à leur tour prêchaient pendant une semaine entière tous les jours (Registres de la Compagnie des pasteurs de Genève. T. VI, 1589-1594, 1980 - books.google.fr).

 

Acrostiche : DD PL, il a donné au peuple

 

DD : deus dedit, dieu a donné; PL : Plebs, peuple (Louis Remacle, Dictionnaire wallon-français, Tome 1, 1839 - books.google.fr, www.arretetonchar.fr).

 

Le futur Théodore de Bèze s'appela primitivement Dieudonné ou Déodat : cf. quatrain précédent I, 46.

 

Quelques-vns d'entre nous, PERE VENERABLE, voyans qu'ils ne pouuoient soûtenir que la Mission des premiers Ministres fut extraordinaire ou ordinaire, ou bastie de toutes les deux ensemble, disent qu'ils auoient receu leur ordination du peuple: pour exemple que vous PERE CALVIN l'auiez receu du peuple de Geneue. [...]

 

Iesus-Christ n'a pas donné au peuple le pouuoir de consacrer, & d'enuoyer des Pasteurs : mais seulement aux Apostres, & les premiers Pasteurs apres les Apostres ont esté enuoyez, & ont receu l'authorité de prescher, d'administrer les Sacremens, & de gouoruerner l'Eglise, non pas du peuple, mais des Apostres, ou des autres Pasteurs, qui auoient receu ce pouuoir des Apostres (Jean Calvin, Calvin demasqué, ou sa politique decouuerte auec les pleurs de ses ministres, sur les agonies de sa reforme, 1665 - books.google.fr).

 

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