Ordre social et sorcellerie

Ordre social et sorcellerie

 

II, 10

 

1638-1639

 

Avant long temps le tout sera rangé,

Nous espérons un siècle bien senestre

L'Estat des masques & des seuls bien changé

Peu trouveront qu'a son rang vueille estre.

 

"masques"

 

Des coutumes mystérieuses, d'anciennes pratiques de sorcellerie subsistent à Méthamis et dans la région montagneuse qui entoure le petit village. C'est ainsi qu'il n'y a pas très longtemps vivait encore un vieux célibataire dont les «sorts» étaient particulièrement redoutés. On les conjurait par des pois chiches jetés dans un puits un par un. Cet homme avait montré à une correspondante de Claude Seignolle, Mme Yvonne Burgues, des exemples d'écriture du diable. Mme Burgues joute qu'«il faisait cuire des épingles», occupation favorite des jeteurs de sorts. Mais les masc (sorciers) et les masco (sorcières) ne sont pas tous morts (Guide de la Provence mystérieuse, 1965 - www.google.fr/books/edition).

 

Toujours à Méthamis, on sait depuis toujours, que les sorciers doivent rester célibataires s'ils veulent conserver leurs pouvoirs (René Bruni, Sorcellerie, sorciers & croyances en Provence, Luberon - Lure - Ventoux, 1995 - www.google.fr/books/edition).

 

Les «épidémies» de sorcellerie secouent la France (Lorraine, Flandres, Bourgogne, Pays basque) de 1580 à 1640.

 

Naissance de Louis XIV et sorcellerie

 

Ce quatrain semble en relation avec les quatrains II, 7 et II, 11.

 

Jeanne des Anges, c’est d’abord une jeune fille de bonne noblesse qu’un accident laisse contrefaite et destinée par ses parents au couvent. Elle devient la supérieure d’un couvent d’Ursulines dans la ville de Loudun, dans laquelle officie le curé Urbain Grandier, esprit rebelle, beau parleur, tombeur des plus jolies femmes de la paroisse, un homme à histoires que Jeanne aimerait bien avoir comme confesseur, mais Grandier a d’autres sujets d’intérêt.

 

Le fringuant curé faisait preuve, surtout en public, d'un peu trop d'ouverture d'esprit et de tolérance, à cheval entre la religion catholique et le protestantisme. Attitude d'autant plus insupportable qu'il s'opposait ouvertement à la décision du cardinal d'abattre les murailles et le donjon. Le grand tort de Grandier aura été de s'exprimer haut et fort, et de s'exposer de manière dangereuse.

 

Et voici que soudain, dans la nuit du couvent, un homme apparaît à Jeanne des Anges, le diable à n’en pas douter, qui a pris l’apparence humaine de Grandier. Jeanne est possédée. Quand on l’asperge d’eau bénite, elle se tord, hurle des imprécations tantôt blasphématoires, tantôt ordurières. Elle entraîne dans son délire d'autres sœurs du couvent. L’évêque s’en mêle, les Capucins, les Jésuites, et même Louis XIII et son puissant premier ministre, le cardinal de Richelieu. L’affaire de sorcellerie prend une dimension nationale, son retentissement dépasse les frontières. Urbain Grandier finit sur le bûcher en 1634, mais le diable continue à tourmenter Jeanne de Anges. Le spectacle des exorcismes pratiqués sur Jeanne des Anges et sur ses compagnes d’infortune attire les foules à Loudun. Certains trouvent que le spectacle côtoie la supercherie, la simulation, d’autres, frappés par la violence du combat entre l’Église et le diable, choisissent de se ranger aux côtés de l’Église catholique et se convertissent. En 1635, la prieure commence à exhiber sur sa main gauche les fameux stigmates peints en rouge, Jésus, Maria, Joseph, François de Sales, qui apparaissent aux foules ébahies plus vermillon les jours de fête.

 

Jeanne finit par ĂŞtre dĂ©livrĂ©e des diables qui la hantent. On accourt de toute la France pour admirer la miraculĂ©e, devenue une icĂ´ne. En avril 1638, elle entreprend un pèlerinage, gage de sa guĂ©rison, qui la conduit d'Annecy, sur la tombe de François de sales, Ă  Paris. Jeanne est mĂŞme reçue par la reine Anne d’Autriche, et Dieu exauce celle-ci : la voici bientĂ´t enceinte d'un fils, le futur Louis XIV. Jeanne des Anges est prĂ©sente Ă  la naissance de Louis XIV auprès d'Anne d'Autriche qu'elle «touche» de sa chemise embaumĂ©e par cinq gouttes d'un «onguent divin» versĂ©es par son bon ange saint Joseph alors qu'elle Ă©tait gravement malade le 7 fĂ©vrier 1637. Les exorcismes prennent alors fin et l'«exhibitionnisme sacré» de la prieure se ralentit peu Ă  peu sous la direction du père Saint Jure (Michel Carmona, Soeur Jeanne des Anges - Diabolique ou sainte au temps de Richelieu ?, 2011 - www.decitre.fr, Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVII siècle, une analyse de psychologie historique, 1968 - www.google.fr/books/edition, Jean-Claude Bourret, Bernard Marck, La bĂŞte du GĂ©vaudan et autres histoires vraies, Les grands dossiers de la France mystĂ©rieuse, 2016 - www.google.fr/books/edition).

 

La même faiblesse, qui mettait en vogue cette chimère absurde de l'astrologie judiciaire, faisait croire aux possessions et aux sortilèges : on en faisait un point de religion; l'on ne voyait que des prêtres qui conjuraient des démons. Les tribunaux, composés de magistrats qui devaient être plus éclairés que le vulgaire, étaient occupés à juger des sorciers. On reprochera toujours à la mémoire du cardinal de Richelieu la mort de ce fameux curé de Loudun, Urbain Grandier, condamné au feu comme magicien par une commission du conseil. On s'indigne que le ministre et les juges aient eu la faiblesse de croire aux diables de Loudun, ou la barbarie d'avoir fait périr un innocent dans les flammes. On se souviendra avec étonnement jusqu'à la dernière postérité que la maréchale d'Ancre fut brûlée en place de Grève comme sorcière (Œuvres complètes de Voltaire, Siècle de Louis XIV, 1859 - books.google.fr).

 

"siècle"

 

S'annonce le siècle de Louis XIV tel que racontĂ© par Voltaire : cf. les quatrains II, 7 et III, 42 - Deux dents en la gorge et le quatrain suivant II, 11.

 

"senestre"

 

Senestre, qui "ne se dit plus dans le discours ordinaire", selon le Dictionnaire de Trévoux, est réservé aux emplois burlesques dès la première moitié du XVIIe siècle. Son étymon sinistrum (de sinistrer) nous a laissé sinistre (Pierre Demarolle, Le vocabulaire de Villon, étude de langue et de style, Volume 1, 1980 - www.google.fr/books/edition).

 

Le burlesque (de l'italien burlesco, venant de burla, «farce, plaisanterie») est un genre littéraire en vogue au XVIIe siècle (vers 1640-1660) qui est caractérisé par l'emploi de termes comiques, familiers voire vulgaires pour évoquer des choses nobles et sérieuses (parodie de l'épopée). Exemple : le poème burlesque Virgile travesti de Paul Scarron (1610-1660), publié entre 1648 et 1653, qui est une parodie de l'Énéide de Virgile (www.etudes-litteraires.com).

 

Le mot sinister a été repris au XVIe siècle sous la forme sinistre, avec un sens particulier qu'il avait en latin, celui de «mauvais présage». Comme adjectif, sinistre s'applique à un aspect sombre qui fait redouter un malheur (Georges Gougenheim, Des mots et des hommes, Une histoire vivante du langage, du latin à l'époque moderne (Extrait de l'ouvrage : "Les mots français dans l'histoire et dans la vie", 1966), 2015 - www.google.fr/books/edition).

 

"rangé", "rang" : ordre social et sorcellerie

 

L'historiographie relative à la cour de France a mis l'accent sur le faste d'un monde qui résume à lui seul la créativité artistique et le bon goût régi par des mœurs civilisatrices. Ce monde, pourtant, n'est pas exempt de tensions. [...] Les querelles de rangs et préséances se multiplient à mesure que se structure la cour et que se développe le cérémonial monarchique, mais elles sont traditionnellement reléguées à l'arrière-plan d'une scène où la splendeur royale le dispute à la subtilité courtisane. La monarchie, d'ailleurs, est attentive à en effacer toute trace dans les relations de cérémonies comme dans les traités politiques au service de sa gloire

 

Très tĂ´t, la rĂ©sidence royale est identifiĂ©e Ă  l'espace du pouvoir par excellence, lĂ  oĂą se nouent les intrigues, se font les fortunes, se jouent les attributions et gratifications, se dessinent les grands projets. Incontestablement, la prĂ©sence royale dĂ©termine la capacitĂ© de puissance accordĂ©e aux serviteurs de la monarchie, le souverain s'affirmant au fil des siècles comme seul dĂ©tenteur de l'autoritĂ©, distributeur des honneurs, rĂ©fĂ©rence absolue de toutes positions dominantes. En cela, il est impĂ©ratif, pour comprendre la structure hiĂ©rarchique et son fonctionnement, de retenir le rĂ´le que joue la dĂ©cision royale comme arbitrage des conflits, et la place centrale d'un roi Ă  partir duquel tout s'organise. Mais les rĂ©seaux politiques, les groupes de pression, les structures clientĂ©laires qui contribuent aussi Ă  dĂ©finir les zones d'influence n'interfèrent pas directement dans les querelles de prĂ©sĂ©ances. Les principes d'assignation des rangs rĂ©pondent Ă  une architecture complexe qui mobilise l'Ă©difice monarchique sans ĂŞtre très influencĂ©s par les liens de fidĂ©litĂ©, quand bien mĂŞme la conjoncture n'est pas indiffĂ©rente Ă  la dĂ©cision royale en la matière. Plus significatif est le cĂ©rĂ©monial puisque c'est au cĹ“ur de cette scĂ©nographie monarchique que s'inscrivent les querelles de prĂ©sĂ©ances. Il est entendu que la place occupĂ©e est un enjeu capital clans l'appareil cĂ©rĂ©moniel pour qu'elle soit ainsi l'objet de tant d'attentions. Mais c'est moins dans la distinction entre les diffĂ©rentes natures des rituels royaux (publics ou domestiques, exceptionnels ou quotidiens) que dans leur essence mĂŞme que doivent se comprendre les conflits hiĂ©rarchiques. En ce sens, toute organisation qui gĂ©nère un ordre de prĂ©sĂ©ances est susceptible de former une trame sur laquelle s'ajustent des principes structurels. Et, dans ce monde sacralisĂ© aux conflits profanes, les dĂ©placements des courtisans disent quelque chose des mutations politiques. Pour en saisir toute la portĂ©e, il convient de retenir le temps long des règnes successifs et de se mĂ©fier du tropisme versaillais. La cour de Louis XIV, symbolisĂ©e par le château de Versailles, est emblĂ©matique de cette sociĂ©tĂ© hiĂ©rarchisĂ©e, policĂ©e, domestiquĂ©e, entièrement tournĂ©e vers la personne du roi qui a su en faire l'instrument par excellence de son pouvoir souverain. Ce monde-lĂ  a sa part de fiction. D'abord, parce que la confusion entre le règne du Roi-Soleil et la rĂ©sidence fastueuse de Versailles fait de cette dernière le siège du pouvoir monarchique quand elle ne concerne que la fin du règne ; ensuite, parce que les travaux permanents transforment pour longtemps cet Ă©crin monarchique en un vaste chantier ; enfin, parce que la propagande royale a su effacer les traces de dĂ©sordre d'une foule concentrĂ©e en si peu d'espace. Il reste vrai que, Ă  bien des Ă©gards, Louis XIV a conduit le processus Ă  un point culminant en faisant de son palais le symbole de l'absolutisme (Fanny Cosandey, Le Rang. PrĂ©sĂ©ances et hiĂ©rarchies dans la France d’Ancien RĂ©gime, 2016 - www.google.fr/books/edition).

 

Dans la plupart des États de l'Europe, La géographie de La chasse aux sorcières révèle que les zones les plus touchées par les procès sont situées aux frontières. En France, il s'agit du Nord, de l'Est, du Languedoc, du Sud-Ouest jusqu'au Béarn, et aussi de la Normandie. Tous ces territoires et ces provinces ont en commun une histoire marquée par une longue résistance aux efforts de la monarchie pour construire un État unifié et centralisé. Pour Les juges du roi, il ne fait aucun doute que Les procès des sorcières participent à une entreprise plus générale visant à imposer soumission politique, discipline modale et orthodoxie chrétienne. D'ailleurs, la lutte contre le satanisme va de pair avec la répression des révoltes populaires. Ainsi, Les procès de sorcellerie sont étroitement liés à la lutte entre le centre politique, c'est-à-dire l'État royal, et la périphérie.

 

La chasse aux sorcières contribue ainsi à renforcer un consensus social tourné vers l'obéissance au seul maître possible, le roi, image de Dieu sur terre. À travers les femmes condamnées, c'est l'ensemble du monde rural qui est mis en accusation, parce qu'il représente des marges à discipliner et à moraliser.

 

L'aire germanique a compté environ 22500 bûchers de sorcellerie, pour une quinzaine de millions d'habitants, contre 1254 affaires portées en appel de 1540 à 1670 dans le ressort du Parlement de Paris, - qui annule de nombreuses sentences de mort sur sa juridiction d'appel du Nord de la France -, fort de dix millions de Français. La dernière vague de procès, des années 1640-1680, concerne essentiellement des régions nouvellement conquises (Flandre, Hainaut) ou qui résistent à l'absolutisme royal (Normandie, Alsace) (L'Histoire de France pour ceux qui ont tout oublié, 2012 - www.google.fr/books/edition).

 

En 1669-1670, il y eut de vastes poursuites en Normandie. A la différence du Parlement de Paris, le Parlement de Normandie, à Rouen, avait confirmé les douze sentences de mort et devait encore en examiner vingt-quatre autres lorsque les familles des douze sorcières condamnées adressèrent à Louis XIV une demande de grâce. Mû, au moins en partie, par le désir de contenir l'autonomie du pouvoir judiciaire régional, Louis concéda sa grâce et, malgré les pressions ultérieures des magistrats de Rouen, refusa de révoquer son décret. Douze ans plus tard, Louis XIV prit d'ailleurs une décision encore plus radicale en promulguant un édit qui interdisait la plupart des procès pour sorcellerie en France. Comme dans les autres cas examinés ici, la décision de Louis XIV fut déterminante non seulement sur l'affaire de Rouen, mais sur la chasse aux sorcières dans l'ensemble de la France (Brian P. Levack, La grande chasse aux sorcières en Europe aux débuts des temps modernes, traduit par Jacques Chiffoleau, 1991 - www.google.fr/books/edition).

 

On pense aussi à l'étiquette édictée par le roi Louis XIV autour de sa personne, qui gouverne seul (cf. "seuls") et qui proclame "l'Etat c'est moi" (cf. "L'Estat").

 

En 1673, un aventurier italien, Jean-Baptiste Primi Visconti, décrit dans ses Mémoires Louis XIV comme un souverain désirant «tout savoir», ayant recours aux ministres pour les affaires de l'État, aux présidents des parlements pour les cours souveraines, aux juges «pour les moindres choses» et aux dames pour les galanteries. Le temps de Louis XIV est, du moins en apparence, celui d'un «roi-État», un roi qui semble avoir absorbé en sa personne toute la puissance des particuliers. Ainsi le parlement a-t-il été privé de son pouvoir politique à partir de 1673, il lui est interdit de présenter des remontrances avant l'enregistrement des édits et des ordonnances. À Fontainebleau, à Paris, puis de plus en plus souvent à Versailles, le cérémonial de cour, centré sur la seule personne du monarque, tend progressivement à se substituer aux règles des différentes institutions d'État (L'Histoire de France pour ceux qui ont tout oublié, 2012 - www.google.fr/books/edition).

 

Primi Visconti, qui avait une réputation de sorcellerie, nous raconte qu'une dame s'était offerte à lui corps et âme s'il lui obtenait un tabouret, c'est-à-dire un mari dont la femme eût le droit de s'asseoir devant le roi et la reine sur un tabouret, marque caractéristique du rang, comme l'on sait (Henri Brocher, À la cour de Louis XIV, le rang et l'étiquette sous l'ancien régime, 1934 - www.google.fr/books/edition).

 

Les princes du sang ont le premier rang à Versailles, mais, si haut soient-ils, ils ne sont encore que des sujets en présence du roi, le tabouret est le meilleur siège auquel même les plus illustres seigneurs puissent prétendre (L'Histoire de France pour ceux qui ont tout oublié, 2012 - www.google.fr/books/edition).

 

nostradamus-centuries@laposte.net