La Henriade

La Henriade

 

III, 30

 

1726-1727

 

Celui qu'en luite & fer au fait bellique,

Aura porté plus grand que lui le prix,

De nuit au lit, six lui feront la picque,

Nud sans harnois subit sera surpris.

 

Le héros malheureux, sans armes, sans défense

 

Pour Chavigny, il s'agit de Montgomery, qui tua en tournoi le roi Henri II. En effet le "faict bellique" rappelle le "champ bellique" du quatrain I, 85 sensé décrire la mort du roi. Montgomery fut arrêté le 27 mai 1574, selon lui par 6 gentilhommes de nuit, dans son château de Domfront. Mais il ne fut pas transpercé ("faire la pique", "piquer" : transpercer), il eut la tête tranchée à Paris le 22 juin 1574 (Henri Torné-Chavigny, L'Histoire prédite et jugée par Nostradamus, 1860 - books.google.fr).

 

Pour De Fontbrune (Nostradamus, Historien et prophète, p. 70), il s'agit de l'assassinat de Gaspard de Coligny à la Saint Barthélemy, ce qui est plus probable.

 

Le vendredi, comme Coligny sortait d'avec le roi de plus en plus filial, Ă  deux pas du Louvre, il Ă©prouva subitement une grande commotion Ă  un doigt de la main droite et presque au mĂŞme moment une autre au bras gauche : c'Ă©taient deux coups d'arquebuse qu'on venait de lui tirer d'une fenĂŞtre du cloĂ®tre Saint-Germain-l'Auxerrois. Il fallut lui couper le doigt blessĂ©, ce qui lui fit quelque mal parce que les ciseaux Ă©taient mauvais et qu'on s'y reprit Ă  trois fois. Le roi de Navarre et le prince de CondĂ©, atteints dans leur meilleur ami, allèrent se plaindre Ă  Charles IX, qui fut plus affligĂ© qu'eux, et, les deux princes lui disant que, puisque les huguenots n'Ă©taient pas en sĂ»retĂ© Ă  Paris, ils demandaient qu'on les laissât se retirer chez eux, il le leur dĂ©fendit et fit promptement fermer les portes de la ville, de crainte que l'assassin ne s'Ă©chappât. Il alla voir Coligny et lui dit : « Mon père, vous avez reçu la blessure et moi la douleur. » Catherine de MĂ©dicis y alla aussi, et offrit mĂŞme au blessĂ© de le faire transporter au Louvre, oĂą elle rĂ©pondrait de lui. Coligny n'accepta pas; si bien que, le surlendemain, au milieu de la nuit, il fut rĂ©veillĂ© par le son du tocsin et par un tumulte dans sa cour, puis Ă  sa porte, qui fut vite forcĂ©e, et il vit entrer trois capitaines au rĂ©giment des gardes, Cosseins, Attin et Corberau de Cordillac, un Siennois, Petrucci, et Besme, un Allemand. Besme lui dit : «Est-ce toi qui es Coligny?» Il rĂ©pondit : «C'est moi.» Besme lui donna un coup d'Ă©pĂ©e au travers du corps et un autre coup dans la bouche, puis d'autres encore pour l'achever. Le duc de Guise, qui Ă©tait dans la cour avec plusieurs, cria Besme et lui demanda si c'Ă©tait fait; Besme dit que oui, mais le chevalier d'AngoulĂŞme ne s'en rapporta pas Ă  lui et voulut voir; Besme alors et les capitaines jetèrent le corps par la fenĂŞtre; la blessure de la bouche le dĂ©figurait et le sang empĂŞchait de voir le visage : le chevalier d'AngoulĂŞme essuya le sang avec son mouchoir, vit que c'Ă©tait bien Coligny, et donna au mort des coups de pied; on lui coupa la tĂŞte pour l'envoyer Ă  Borne en cadeau au pape; puis ces princes se retirèrent, laissant leurs restes Ă  la populace. Le cadavre fut traĂ®nĂ© jusqu'Ă  la Seine, oĂą il allait ĂŞtre jetĂ©, mais on prĂ©fĂ©ra le gibet de Montfaucon, on alla l'y pendre, on alluma dessous un feu qui le consuma Ă  moitiĂ©, et on laissa lĂ  pendant plusieurs jours ce charbon humain. On sait ce que fut cette nuit si bien commencĂ©e. Le tocsin sonnait, appelant au meurtre les fidèles de l'Ă©glise et de la monarchie. On tuait partout, dans les rues, dans les maisons, dans le Louvre. On tuait tout, femmes, enfants, malades. «Le sang, dit de Thou, coulait Ă  si grands ruisseaux dans les rues qu'il en tombait de tous cĂ´tĂ©s comme des torrents dans la rivière.» Un orfèvre appelĂ© CrucĂ© se vanta d'avoir tuĂ© plus de quatre cents protestants Ă  lui seul. Deux jours après, les prĂŞtres firent une procession dans Paris pour rendre grâces Ă  Dieu (Auguste Vacquerie, Les miettes de l'histoire, 1863 - books.google.fr).

 

Les assassins de Coligny sont plutĂ´t cinq : les trois capitaines, Petrucci et Besmes (surnom d'un BohĂ©mien de BohĂŞme, de son vrai nom Christian Danowitz). Avec AngoulĂŞme six.

 

Piquer

 

En italien "bastonare" peut vouloir dire bastonner mais aussi piquer, censurer, mordre, critiquer (Francesco d'Alberti di Villanuova, Grand dictionnaire Français -Italien: compose sur les dictionnaires de l'academie de France et de la crusca, Tome 2, 1828 - books.google.fr).

 

Se rappelait-on cette loi romaine qui punissait de la bastonnade quiconque faisait des vers satiriques et mordants ? Le fait était si fréquent qu'il en était résulté une locution particulière : au lieu de : bâtonner quelqu'un, on disait : le traiter en poète (Victor Du Bled, La société française du XVIe siècle au XXe siècle, 1903 - books.google.fr).

 

La BASTONNADE que le CENTURION infligeait, s'appelait : vite verberari. Ce CEP DE VIGNE ou ce SCIPION était tellement la MARQUE DISTINCTIVE du GRADE, que FESTUS prend dans le sens de notre mot servir ou être au service, sub vite praeliari, ce qui peut se rendre par FAIRE LA GUERRE sous l'empire du bâton. - Résister aux COUPS de CEP infligés par PUN1TION et briser le CEP, c'était encourir PEINE DE MORT. - Cléarque représente l'officier tenant de la main gauche sa DEMI-PIQUE et de la droite sa CANNE : in manu sinistrâ hastam tenens, in dextrá scipionem. Cette désignation de l'emploi de chaque main semblerait, dans l'esprit de nos usages, exprimer qu'il s'agissait moins pour l'officier de se battre que de surveiller le SOLDAT qui combat, et de maintenir la DISCIPLINE. Cette BASTONNADE, comparable à la SCHLAGUE allemande, s'appliquait sans forme de procès (Dictionnaire de l'armée de terre, ou Recherches historiques sur l'art et les usages militaires des anciens et des modernes par le Général Bardin, Partie 12, 1849 - books.google.fr).

 

Le théâtre de Naevius semble faire une assez large part aux choses nationales. Il s'en prend publiquement aux grandes familles de Rome. Il reproche Ă  Scipion d'avoir jadis laissĂ© son manteau dans une aventure galante, et trouve aussi que les Metellus naissent consuls pour le malheur du pays. Scipion ne dit rien, mais les Metellus se fâchent : ils le font bâtonner, emprisonner et exiler. Ces attaques sont-elles lancĂ©es dans des Satires ou en plein théâtre ? PlutĂ´t au théâtre, car Aulu-Gelle dit que Naevius a suivi l'exemple des poètes grecs. En ce cas, il aurait essayĂ© d'introduire Ă  Rome l'ardente polĂ©mique d'Aristophane : tentative audacieuse, condamnĂ©e Ă  Ă©chouer. Les Grecs, tolĂ©rants, Ă©pris e dĂ©bats publics, laissent faire pourvu qu'on les amuse ; ils permettent de ridiculiser les hommes d'Etat et l'État lui-mĂŞme : Ă  Rome, dans le pays de la discipline et du respect, toute discussion est une rĂ©bellion (RenĂ© Pichon, Histoire de la littĂ©rature latine, 1898 - books.google.fr).

 

Cnaeus (ou Gnaeus) Naevius, en français Névius ou Nevius (-275–-201) est un dramaturge romain qui se rattache à la période du latin archaïque. Les Metelli le font emprisonner en 205. Il est libéré par Marcus Claudius Marcellus, fils du grand Marcellus, mais doit s’exiler en raison de ses positions contre les Metelli et les Scipions, disant que les destins des deux familles «est de naître consuls à Rome». Des vers montrant la haine des Caecilii Metelli envers lui se sont révélés apocryphes : Dabunt malum Metelli Naevio poetae (les Metellus donneront du bâton au poète Nævius) (pseudo-Metellus) (fr.wikipedia.org - Naevius).

 

Piquer 2

 

Au temps de Rome rĂ©publicaine, le crime d'empoisonnement Ă©tait Ă  ce point commun, qu'on dut dĂ©crĂ©ter des lois de circonstance. Dès l'an 300 de la fondation de Rome, la loi des Douze Tables taxait dĂ©jĂ  de crime l'empoisonnement. Plus tard, sous le consulat de V. Flaccus et de M.C. Marcellus, fut dĂ©couverte une association clandestine de matrones qui se livraient aux pires dĂ©bauches. Ces nobles dames avaient jurĂ© de se dĂ©barrasser par le poison des citoyens les plus vertueux du SĂ©nat, qui avaient osĂ© Ă©dicter des lois contre leurs agissements. Les prĂ©venues protestèrent vivement contre les soupçons dont elles se disaient injustement atteintes. Leur dĂ©fense, on la devine : ce n'Ă©taient pas des poisons, mais des remèdes, qu'elles distribuaient aux malheureux. Elles s'offraient, du reste, pour des expĂ©riences in anima vili. Cette expĂ©rience leur coĂ»ta la vie : l'Ă©preuve Ă©tait dĂ©cisive. A dĂ©faut de coupables, on se saisit des complices, qui, au nombre de cent soixante-dix, furent enfermĂ©es, pour le restant de leurs jours, dans les cachots Tiburtins : il n'Ă©tait point raffinement de supplice pire que cette mort en cellule. L'histoire est muette pendant près de deux siècles ; les tragĂ©dies sont suivies de ces accalmies. Avec la corruption, le poison fera de nouveau son apparition. L'Ă©dit de Sylla, le dictateur prĂ©voyant, mettra-t-il une digue Ă  ce flot dĂ©bordant ? La loi Cornelia, qui vient d'ĂŞtre promulguĂ©e, est d'une rigueur qui peut ĂŞtre salutaire : elle punit de mort l'empoisonneur, qu'elle dĂ©clare plus coupable que l'assassin mĂŞme : plus est hominem extinguere veneno quam occidere gladio. MĂŞmes peines sont applicables aux marchands de drogues, aux charlatans de toute espèce qui pullulaient en ce temps-lĂ . Ces pĂ©nalitĂ©s atteignirent-elles leur but ? Il est permis d'en douter. La mort prĂ©maturĂ©e de bon nombre de Romains, et non des moins illustres, tĂ©moigne que les empoisonneurs avaient encore beau jeu. C'est l'Ă©poque oĂą Scipion Émilien, surnommĂ© le second Africain, Ă©tait trouvĂ© mort dans son lit, empoisonnĂ©, dit-on, par sa femme Sempronie, sĹ“ur des Gracques, aidĂ©e peut-ĂŞtre de Cornelius Gracchus. Plus tard, Catilina, Ă©perdument amoureux d'Aurelia Orestilla, et voyant que le fils qu'il avait d'une autre femme Ă©tait un obstacle Ă  son mariage avec elle, n'hĂ©sita pas Ă  se dĂ©barrasser de celui-ci par le poison. [...] Un historien raconte un fait curieux, dont malheureusement la preuve ne nous est pas fournie : il dit que, sous les premiers CĂ©sars, des hommes se promenaient sur le forum, tenant Ă  la main des aiguilles dont ils piquaient les passants, et que et que ceux-ci tombaient aussitĂ´t foudroyĂ©s par le poison subtil dont ces aiguilles Ă©taient imprĂ©gnĂ©es (Augustin Cabanès, Lucien Nass, Poisons et Sortilèges: Les CĂ©sars - EnvoĂ»teurs et sorciers - Les Borgia, 2016 - books.google.fr).

 

Scipion Emilien

 

Le "harnois" fait penser à un homme de guerre. Comme pour le Montgomery de Torné, on fait lien entre ce quatrain III, 30 et I, 85 dont l'interprétation proposée par ce site, porte sur Scipion Emilien.

 

Le général romain qui a réduit Numance est celui-là même qui venait de détruire Carthage : Scipion Emilien. «C'est par le pic et la pelle que je materai les Numantins», disait-il, formule que César pouvait faire sienne (Georges Pons, Uxellodunum, haut lieu du Quercynois, 1994 - books.google.fr).

 

Scipion Emilien n'aimait aucune des deux factions. Forcé de prendre parti, il passa du côté des grands, sans se faire illusion sur leurs vices comme sur leur faiblesse. A la populace et au patriciat, également corrompus, il préférait la saine et robuste race des Italiens; il les avait appréciés dans les camps; il se fit leur patron au forum. Il attaqua la loi agraire au uoro des Italiens, qu'elle dépossédait. Le peuple ne manqua pas de l'accuser de sacrifier les citoyens aux étrangers. Du reste, comme dans ses attaques contre la loi agraire il se rencontrait avec le parti des nobles sans avoir pourtant les mêmes vues, ce parti crut pouvoir le prendre pour chef, et songea même à lui donner la dictature. De son côté la faction populaire le regardait comme le plus grand obstacle à ses projets. Un soir il était rentré dans sa maison, méditant un discours qu'il devait prononcer le lendemain contre les tribuns; le matin venu, on le trouva mort dans son lit. Peu d'hommes voulurent croire que sa mort fût naturelle; il n'avait que cinquante-six ans, et sa constitution était vigoureuse. Quelques-uns prétendirent qu'il s'était donné la mort, soit que la vue des guerres civiles lui fut insupportable, soit qu'il eût fait aux Italiens des promesses qu'il ne pouvait pas tenir. La voix publique parla d'un assassinat; ou en accusa sa femme Sempronia, sœur des Gracques; on dit que des esclaves mis à la torture avouèrent que des hommes armés s'étaient introduits pendant la nuit dans la chambre où Scipion reposait. On dit même que sa tête portait des traces visibles de violence, et c'est pour cela que dans le convoi funèbre son visage ne fut pas découvert suivant l'usage. Le sénat ne lit aucune enquête et ne chercha pas à venger un homme dont il se défiait peut-être. Le peuple se réjouit de sa mort. Quelques bons citoyens le pleurèrent. «Allez, disait Metellus à ses fils, accompagnez la pompe funèbre; jamais il ne vous arrivera de suivre le convoi d'un plus grand citoyen.» (Nouvelle biographie générale: depuis les temps les plus reculés jusqu'à nous jours, Tome 43, 1864 - books.google.fr).

 

La thèse selon laquelle Scipion Emilien fut tué par son épouse Sempronia est accréditée par Cicéron, Pro Mil., 7, 16 (Elvira Nota, Jean-Yves Boriaud, Ugo Dotti, Frank La Brasca, A. Ph Segonds, Lettres de la vieillesse de Francesco Petrarca, tome IV, Livres 12 à 15, 2006 - books.google.fr).

 

A partir de chaque citation de la rĂ©publique de CicĂ©ron, le Commentaire de Macrobe va dĂ©velopper un ou plusieurs sujets, formant chacun un vĂ©ritable petit traitĂ© d'Ă©tendue variable.. Nous ne donnons pour l'instant que deux exemples de la façon dont Macrobe procède :

 

Rép.VI, 12 = Somn. 2, 2 (Scipion l'Africain annonce à Scipion Emilien qu'il parviendra à l'âge de huit fois sept ans, où il sera peut-être assassiné) donne lieu à deux exposés : un exposé arithmologique sur les vertus des nombres huit et sept (Comm. I, 5-6), suivi d'un exposé sur l'ambiguïté de certains présages (Comm. I, 7).

 

Rép.VI, 20-21 = Somn. 6, 1-3 (Scipion l'Africain indique quels sont les lieux habités sur Terre et révèle l'existence de cycles cosmiques de durée fixe, pour montrer que la gloire humaine est limitée dans l'espace et dans le temps), suscite, chez Macrobe, un traité géographique sur les lieux habités, les zones climatiques et l'Océan (Comm. II, 5-8), puis un exposé astronomique sur les cycles cosmiques et la Grande Année (Comm. II, 10) (Mireille Armisen-Marchetti, Commentaire au Songe de Scipion de Macrobe, Volume 1 : Livres I-II, 2002 - books.google.fr).

 

Scipion - Coligny

 

On sait l'épreuve mortelle par laquelle est passé d'Agrippa d’Aubigné, au moment de dicter les premières clauses des Tragiques. Nu et blessé, il a vu «sur [s]on sein morts et siffler et grouiller», et courir impuissants «les tissons des aspics comme dessus les Psylles» (I, 1421- 1424). Le plus extraordinaire en la circonstance est que le poète décrit avec une lucidité presque clinique sa mort physique, détaché soudain de sa dépouille mortelle, qu'il contemple à distance, depuis le ciel où son âme a été transportée durant la «pâmoison». [...]

 

L'Amiral, de préférence à Caton; Coligny plutôt que Scipion. Deux fois présente dans Princes, l'épanorthose, qui consiste à substituer au stoïque Romain le huguenot martyr, n'en souligne pas moins une parenté profonde. La correction rhétorique, qui marque une gradation et non une disjonction véritable, établit de l'un à l'autre une proximité immédiate. Coligny n'est pas le contraire d'un Romain de la République, c'est le premier d'entre eux. Il appartient décidément à la lignée des Caton d'Utique et des Scipion Emilien […]. La référence au Songe de Scipion est à cet égard décisive. On sait que dans la République de Cicéron où il s'insère et qu'il conclut, le Somnium offre l'équivalent du mythe d'Er au terme du dialogue homonyme de Platon. Mais en transposant le mythe platonicien, Cicéron l'a fortement romanisé. De Scipion Emilien, petit-fils adoptif du premier Africain et vainqueur de Carthage et de Numance, il a fait le protagoniste du dialogue et le sujet du Songe. En lui l'homme politique est magnifié. A l'heure où la république romaine commence une longue agonie, menacée par les ambitions rivales de César et de Pompée, Cicéron propose en Scipion le modèle du chef d'Etat: c'est «l'optimus civis, le rector capable de restaurer et de constitution idéale dont Rome est l'exemple» 

 

Le ravissement du poète combattant laissé pour mort à Talcy, jusqu'au point indéterminé de l'espace où il rejoint les figures apparentées de Scipion Emilien et de Coligny, emprunte la formulation expressive d'un performatif : Je veux faire voller ton esprit sur la nue (II, 1428), s'exclame Vertu. La conséquence de ce coup de force est l'envol abrupt de l'âme en ce lieu indicible et insituable, d'où le spectacle d'une terre minuscule fait éclater son insignifiance (Frank Lestringant, L'Oeil de Scipion. Point de vue et style dans les Tragiques, Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, 1990 - books.google.fr).

 

Typologie

 

La Henriade

 

En créant le personnage de Coligny (La Henriade, chant II), Voltaire semble avoir subi l'influence de J.-A. de Thou (vi.338) et de Mézeray (ii.1071). Le premier, dans le discours qu'il prête à Coligny, souligne sa fidélité au roi, le second met l'accent sur le patriotisme du chef protestant (Owen R. Taylor, La Henriade de Voltaire, 1965 - books.google.fr).

 

Lors de l'évocation de la mort de Coligny, que ses assassins ont surpris dans son sommeil, Voltaire combine les effets visuels (effets de foule) et les effets sonores avec des changements de rythme. [...] Avec ensuite un effet de surprise provoqué chez les assaillants par la mise en scène du courage et de la dignité de Coligny. Voltaire construit alors une antithèse entre le statut de la victime et son allure de roi. [...] L'évocation s'achève sur un vers qui introduit l'horreur épique : Et l'on porta sa tête aux pieds de Médicis. Horreur qui sera ensuite suggérée sous forme de prétérition cumulative (sur le massacre général). On sent vibrer l'émotion et la révolte de Voltaire dans ces vers qui, en démarquant Racine (Esther), annoncent, dans une langue classique, le souffle hugolien et expriment l'infamie d'une religion qui justifie de telles horreurs (Gérard Lahouati, Voltaire poète épique, Voltaire, la Henriade et l'histoire, 2002 - books.google.fr).

 

Voltaire à Londres n'était qu'un proscrit, soupçonné et même accusé d'y jouer le rôle d'un espion, au dire de Jonhson. Il n'est pas vraisemblable qu'un roi d'Angleterre eût été si généreux envers un tel étranger. Voltaire se retira dans un village pour y étudier la langue anglaise qu'il ne connaissait pas, et qu'il sut toujours très mal. Ce travail fait supposer qu'il ne put s'occuper de suite de la souscription de la Henriade. L'Essai sur les Guerres civiles de France fut publié en anglais en 1727; l'Essai sur la Poésie épique est de la même époque et fut composé pour servir d'introduction à la Henriade; ce poëme épique ne fut imprimé qu'après, et non en 1726, comme on l'a répété depuis Marmontel. La dédicace ne fut composée qu'en 1727 au moins, puisque c'est le 15 juin de cette année que Georges II monta sur le trône. Dans une lettre du 21 avril 1728 à Thieriot, Voltaire ne parle de son in-4° que comme d'un ouvrage commencé; et le 11 décembre 1727, il avait prié Swift d'user de son crédit en Irlande pour procurer quelques souscripteurs à la Henriade qui, faute d'un peu d'aide, ne paraissait pas encore. Si cette phrase est vraie, il faut conclure que Georges Ier et la princesse de Galles n'avaient pas payé leurs souscriptions immenses, et que ce fut Georges II qui fut le protecteur du poëme, ainsi que son épouse, qui en agréa la dédicace. Tout concourt à démontrer que le fameux ouvrage ne fut édité qu'en 1728, dont il porte le millésime. L'auteur aura passé soit la fin de 1726, soit toute l'année 1727, à le corriger et à lui trouver des acheteurs.

 

Les trois éditions de sa Ligue avaient été amèrement critiquées à Paris. Il avait essayé de dédier son poëme au jeune roi; sa demande ne fut pas accueillie; il avait voulu le publier par souscription, il ne réunit que quatre-vingts amateurs auxquels il fallut rendre l'argent donné d'avance (Louis Nicolardot, Ménage et finances de Voltaire: avec une introduction sur les moeurs des cours et des salons au XVIIIe siècle, 1854 - books.google.fr).

 

Les sources de La Henriade sont d'abord historiques : le traité, monarchomaque du curé J. Boucher, Dejusta henricii tertii abdicatione ; les Mémoires de d'Aubigné, de La Force, de Villeroi ; les Chronologies de Palma Cayet ; l'Histoire de Mézeray, Bayle... etc. (Christian Desplat, Des henriades, Voltaire, la Henriade et l'histoire, 2002 - books.google.fr).

 

Voltaire a transporté de nombreux et beaux passages des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné dans la Henriade : nous ne citerons comme les plus remarquables que l'épisode si pathétique et si terrible de la mère tuant son fils dans la famine de Paris, et plusieurs des détails les plus émouvants de la Saint-Barthélemy (M. A. Poirson, Histoire du regne de Henri IV, Tome 2, 1856 - books.google.fr).

 

Voltaire le proscrit

 

On sait vaguement cette triste histoire sans être positivement initié aux détails. Le chevalier de Rohan-Chabot s'attira une répartie piquante de Voltaire qui, soupant lui aussi avec les grands seigneurs, se jugeait leur égal, les ménageait peu, et le prenait de fort haut quand il n'avait rien a leur demander (Alfred d'Almbert, La Henriade de Voltaire, Le Bibliophile français (Paris. 1868): gazette illustrée des amateurs de livres, d'estampes et de haute curiosité, 1869 - books.google.fr).

 

De retour de Fontainebleau, au mois de décembre 1725, étant à table chez le duc de Sully (d'autres disent à la Comédie-Française, dans la loge de Mlle Le Couvreur), il y parlait avec sa vivacité ordinaire. Lorsque le chevalier de Rohan (Gui Auguste de Rohan Chabot) se prit à dire : "Quel est donc ce jeune homme qui parle si haut ? - C'est, répondit Voltaire, un homme qui ne traine pas un grand nom, mais qui sait honorer celui qu'il porte." (Nouvelle biographie générale, Volumes 45 à 46, 1866 - books.google.fr).

 

Elie Harel rapporte encore : «Mon nom, je le commence, et vous finissez le vôtre !».

 

Selon Montesquieu il aurait dit : «Croyez-vous que j'aie oubliĂ© mon nom ?» (RenĂ© Pomeau, L'affaire Rohan, MĂ©langes sur la littĂ©rature de la Renaissance Ă  la mĂ©moire de V.-L. Saulnier, 1984 - books.google.fr, fr.wikipedia.org - Altercation Voltaire-Rohan, Benjamin Gastineau, Voltaire en exil: sa vie et son oeuvre en France et Ă  l'Ă©tranger (Angleterre, Hollande, Belgique, Prusse, Suisse), 1878 - books.google.fr).

 

Mais laissons raconter Matthieu Marais : "Le chevalier, dit-il, leva sa canne, ne le frappa pas, et dit qu'on ne devait lui rĂ©pondre qu'Ă  coups de bâton. Mlle Le Couvreur tombe Ă©vanouie; on la secourt, la querelle cesse. Le chevalier fait dire Ă  Voltaire, Ă  deux ou trois jours de lĂ , que le duc de Sully l'attendait Ă  diner ; Voltaire y va, ne croyant pas que le message vint du chevalier. Il dĂ®ne bien, bien qu'il ne soit pas invitĂ©, un laquais vient lui dire qu'on le demande : il descend, va Ă  la porte, et trouve trois messieurs garnis de cannes, qui lui rĂ©galèrent les Ă©paules et les bras gaillardement. On dit que le chevalier de Rohan Ă©tant dans un fiacre (Marais avait dit d'abord dans une boutique vis-Ă -vis), lors de l'exĂ©cution, qu'il criait aux frappeurs : Ne lui donnez point sur la tĂŞte, et que le peuple d'alentour disait : Ah! le bon seigneur! Mon poĂ«te crie comme un diable, met l'Ă©pĂ©e Ă  la main, remonte chez le duc de Sully, qui trouva le fait violent et incivil, va Ă  l'opĂ©ra conter sa chance Ă  Mme de Prie, qui y Ă©tait, et de la on court Ă  Versailles, oĂą on attend la dĂ©cision de cette affaire, qui ne ressemble pas mal a un assassinat." (Lettre au P. Bouhier, du  fĂ©vrier 1726). Ce qui doit aujourd'hui nous Ă©tonner tout autant que le lâche procĂ©dĂ© du chevalier de Rohan, c’est l'indiffĂ©rence presque approbatrice des contemporains. D'Argenson, le condisciple et l'ami de Voltaire, appelle cette triste affaire une "amusante tragĂ©die"; le prince de Conti, la veille encore flatteur de l'auteur d'Ĺ’dipe, dit "que ces coups de bâton avaient Ă©tĂ© bien reçus et mai donnĂ©s" ; enfin, ce duc de Sully, ce protecteur dĂ©clarĂ© et qui de plus avait Ă  faire respecter son hĂ´te et son convive, se refusa Ă  l'aider Ă  obtenir satisfaction. ObligĂ© alors de ne compter que sur lui-mĂŞme, il disparut, s'enferme, passe ses journĂ©es chez un maitre d'armes de la rue Saint-Martin nommĂ© Leyrault, et change plusieurs fois de logis pour dĂ©pister la police, dont il a lieu de redouter l'intervention sollicitĂ©e. Sortant de sa retraite au bout de six semaines, il envoie un cartel au chevalier de Rohan. Celui-ci accepta pour le lendemain ; mais dans l'intervalle le lieutenant de police HĂ©rault, qui depuis longtemps faisait observer Voltaire, donna l'ordre de l'arrĂŞter dans la nuit du 17 au 18 avril 1720. On le trouva "muni de pistolets de poche", et il fut de nouveau conduit Ă  la Bastille, oĂą il eut pour voisine de captivitĂ© Mme de Tencin, compromise par la mort de La Fresnaye. Telle Ă©tait encore l’infĂ©rioritĂ© sociale des gens de lettres, mĂŞme de ceux frĂ©quentant la cour et les princes, que cette tentative de Voltaire pour demander raison a un grand seigneur indigne parut une sorte de folie, et que la famille du poète, s'il faut en croire un rapport de police, "applaudit a une mesure qui lui Ă©pargnait quelque nouvelle sottise". La captivitĂ© de Voltaire ne dura qu'un mois. Quand il en sortit, sa première parole fut pour demander Ă  passer en Angleterre, tant son ressentiment Ă©tait grand contre une sociĂ©tĂ© oĂą la dignitĂ© et la libertĂ© humaines avaient si peu de garanties. Mais avant de quitter la France il revint furtivement Ă  Paris, dans l'espoir de s'y rencontrer avec son ennemi. "Je n'y cherchais, a-t-il dit, qu'un seul homme, que l'instinct de sa poltronnerie a cachĂ© de moi comme s'il avait devinĂ© que je fosse Ă  sa piste." Si vive Ă©tait son indignation qu'il hĂ©sita encore a se rendre en Angleterre, oĂą Bolingbroke l'appelait. Il ne pouvait abandonner l'espoir d'une rĂ©paration : "Je n'ai plus que deux choses a faire dans ma vie, Ă©crivait-il le 17 aoĂ»t 1726, l'une de la hasarder avec honneur dès que je le pourrai, et l'autre de la finir dans l'obscuritĂ© d'une retraite qui convient Ă  ma façon de penser, Ă  mes malheurs et Ă  la connaissance que j'ai des hommes." Cependant il se dĂ©cida, vers la fin d'aoĂ»t 1726, Ă  se rendre en Angleterre, oĂą il vĂ©cut d'abord dans un secret si absolu que les lettres de ses amis et mĂŞme de sa famille ne lui parvenaient pas. Quand il renom en quelque sorte avec la France et le passĂ©, ce fut pour apprendre la nouvelle de la mort d'une sĹ“ur pour laquelle il avait toujours montrĂ© beaucoup de tendresse et dont la perte ajouta encore Ă  l'amertume de ses premiers jours d'exil (Nouvelle biographie gĂ©nĂ©rale, Volumes 45 Ă  46, 1866 - books.google.fr).

 

Partout Voltaire réclama justice; partout elle lui fut déniée. Il voulut recourir aux armes; pour lui c'était énorme, il ne brillait pas par la vaillance; le fait est trop certain, ses meilleurs amis n'ont pas le moindre doute à cet égard. Le Marquis d’Argenson, qui l’affectionnait, a écrit dans ses Mémoires, avec la meilleure foi du monde: "Il y a longtemps qu'on a distingué le courage de l'esprit de celui du corps. On les trouve rarement réunis. Voltaire m'en est un exemple. Il dans l'âme un courage digne de Turenne, de Moïse, de Gustave-Adolphe; il voit de haut, il entreprend, il ne s'étonne a de rien; mais il craint les moindres dangers pour son corps et est poltron avéré."

 

Bien que Moïse, mis, comme homme d'épée, sur la même ligne que Turenne et Gustave-Adolphe, puisse faire quelque peu douter de la solidité du cerveau de cet excellent M. d'Argenson, il faut reconnaître qu'il exprimait une croyance établie et basée sur quelques aventures que Voltaire s'était attirées et qu'il n'avait pas terminées vaillamment. Cependant, cette fois, Voltaire paraît avoir voulu sérieusement se battre (Alfred d'Almbert, La Henriade de Voltaire, Le Bibliophile français (Paris. 1868): gazette illustrée des amateurs de livres, d'estampes et de haute curiosité, 1869 - books.google.fr).

 

Harnois : "endosser le harnois", c'est prendre les armes (Dictionnaire universel françois et latin, Tome 4, 1771 - books.google.fr).

 

Une pique est une phrase destinée à humilier ou blesser la personne à qui elle est destinée, ou à tout le moins lui manquer de respect (fr.wikipedia.org - Pique).

 

A propos de Mornay, rappelons que ce nom fut substitué à celui de Sully, après l'injure que Voltaire avait reçue, chez le duc de Sully, dans une pique avec le chevalier de Rohan-Chabot. Le poète se vengea de l'indifférence de son hôte, en supprimant le souvenir du glorieux aïeul. Cette petite anecdote nous montre quelle part Voltaire réserve à sa passion individuelle dans cette œuvre nationale. Le distributeur des renommées fait du silence le complice de ses rancunes (Charles Lenient, La poésie patriotique en France dans les temps modernes, Tome 2, 1894 - books.google.fr).

 

Je remontre très humblement que j'ai été assassiné par le brave chevalier de Rohan assisté de six coupe-jarrets derrière lesquels il était hardiment posté. J'ai toujours cherché depuis ce temps-là à réparer, non mon honneur, mais le sien, ce qui est trop difficile (Lettre à M. M*** Ministre du département de Paris, 1726) (Louis Moland, Lettres choisies de Voltaire, Tome 1, 1876 - books.google.fr, fr.wikipedia.org - Altercation Voltaire-Rohan).

 

Adrienne Le Couvreur

 

On couvre la nudité du pauvre par exemple (Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'éducation, Tome 3, 1764 - books.google.fr).

 

Jean-Baptiste Pigalle (1714 - 1785) sculpte un Voltaire nu (1770-1776) (Guide des collections du Musée des Beaux Arts d'Orléans, 2009 - books.google.fr).

 

La bastonnade eut lieu l'après-midi, puisque le dîner au XVIIIème siècle était à midi, l'arrestation, elle, la nuit du 17 février

 

Voltaire aurait préparé un mauvais coup contre Rohan qui se serait dérobé au duel. Quand il fut arrêté à l'Hôtel de la Grosse Tête, il était muni de pistolets de poche et de soixante-cinq louis d'or, somme considérable en prévision d'une fuite (René Pomeau, L'affaire Rohan, Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la mémoire de V.-L. Saulnier, 1984 - books.google.fr).

 

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