Guerre russo-turque

Guerre russo-turque

 

III, 88

 

1769-1770

 

De Barcelonne par mer si grand armée,

Toute Marseille de frayeur tremblera :

Isles saisies, de mer aide fermée,

Ton traditeur en terre nagera.

 

Le sultan Mustapha III, poussĂ© par Choiseul en charge de la politique extĂ©rieure française, dĂ©clare la guerre Ă  la Russie de Catherine II qui avait fait entrer des soldats sur le territoire turc pour y pourchasser des Polonais. Ils s’y Ă©taient rĂ©fugiĂ©s alors qu’ils combattaient l’hĂ©gĂ©monie russe en Pologne. « La première guerre de Turquie (1768-1774) se dĂ©roula Ă  la fois sur terre et, phĂ©nomène inhabituel pour la Russie, sur mer [1]».

 

Le chef de la flotte turque, Hasan Pacha Cesar Irli, anciennement rĂ©fugiĂ© en Espagne (« De Barcelonne Â»), voit tous ses bateaux dĂ©truits Ă  la bataille de TchesmĂ© en 1770. Il rĂ©ussit Ă  se sauver du naufrage en s’enfuyant Ă  la nage (« en terre nagera Â»). NĂ©anmoins les Turcs se saisissent de l’île de Lemnos (« Isles saisies Â»).

 

"traditeur"

 

De tradere «transmettre, livrer» viennent les deux mots «tradition» (traditio) et «traître» (traditor). Quelque chose passe entre les hommes (mais aussi bien se préserve). L'information immémoriale se dit (Tradition) pour un groupe plus ou moins vaste d'initiés-qui n'en soufflent mot (les mystes). Le renégat enseigne au groupe adverse. La traîtrise est de ne pas rester fidèle à son lieu (Jean-Pierre Arthur Bernard, Espèces de traître, Silex, no 26, 1984 - www.google.fr/books/edition).

 

Dans le système des Milliyets de l'Empire ottoman, les non-musulmans ont le statut de dhimmis, des sujets de second ordre, n'ayant pas le droit de porter les armes ni de possĂ©der de la terre ; leurs lieux de culte ne doivent en aucun cas dĂ©passer la hauteur des mosquĂ©es et ils sont contraints de payer une capitation supplĂ©mentaire appelĂ©e la cizye (djizĂŻa). De plus, ils sont aussi soumis Ă  un «impĂ´t sur le sang» ou «Devchirmé». C'est aussi pour Ă©chapper Ă  ces inconvĂ©nients que tout au long de l'histoire de l'Empire ottoman, nombre de chrĂ©tiens pauvres se convertissent Ă  l'islam dans les territoires contrĂ´lĂ©s par les Turcs : Anatolie, Proche-Orient, Égypte et Balkans, parfois par communautĂ©s entières (Albanais, Bogomiles, Égyptiens, Gorans, Torbèches, Pomaques, MĂ©glĂ©nites, Pauliciens, Pontiques, Lazes) grossissant d'autant le nombre des Turcs, et devenant ainsi des sujets de plein-droit. Le DevchirmĂ© aussi a contribuĂ© Ă  ces conversions, car passer Ă  l'islam permettait aux familles de rester en contact avec leurs enfants enlevĂ©s, et avoir des fils janissaires effaçait leur statut de «nouveaux convertis» (fr.wikipedia.org - DevchirmĂ©).

 

Hassan Pacha était originaire de Tekirdag, un port de la mer de Marmara. D'origine grecque, issu du devchirmé, il est connu pour avoir été acheté comme un esclave géorgien dans l'est de la Turquie par un marchand turc de Tekirdag, qui l'a élevé dans cette ville en le considérant à égalité avec ses propres fils (fr.wikipedia.org - Cezayirli Gâzi Hasan Pacha).

"Barcelone"

 

Le vers 1 serait une formule très (trop ?) elliptique. Hassan Pacha accĂ©dera Ă  un poste Ă©levĂ© dans la marine ottomane après son exil en Espagne (plutĂ´t Alicante et Madrid que Barcelone en fait).

 

Le père de Juan Bouligny y Paret est né à Marseille et s'expatrie à Alicante. Quand Juan est envoyé à Constatinople en 1778, c'est à Barcelone qu'il embarque (Didier Ozanam, Les diplomates espagnols du XVIIIe siècle: introduction et répertoire biographique, 1700-1808, 1998 - books.google.fr).

 

Des auteurs anciens hésitent sur la localisation de l’hôte d’Hassan Pacha en Espagne.

 

M. de Bouligny, négociant assez mince de Barcelone ou Carthagène, avait eu des relations mercantiles avec des Turcs et avait accueilli dans sa maison un prisonnier marquant (Mémoires du général Baron de Dedem van de Gelder (1774-1825), 1900 - books.google.fr).

 

C'est ainsi qu'arrive à Constantinople, au mois de mai 1779, Dom Juan de Bouligny, originaire d'Alicante, choisi par la Cour de Madrid à cause de l'accueil réservé par sa famille à Gazi Hassan Pacha, le Kapoudan- i Derya, au moment de l'évasion de ce dernier d'Alger (Onnik Jamcocyan, I.M. d'Ohsson, un Arménien au service de la diplomatie ottomane,  Histoire économique et sociale de l'Empire ottoman et de la Turquie (1326-1960), 1995  - books.google.fr).

 

"nagera"

 

Lors de la bataille de TchĂ©smĂ©, le vaisseau amiral des Ottomans ne perdait rien Ă  l'absence du capitan-pacha, le brave Hassan le commandait. Avant de partir de Constantinople, il avait exposĂ© dans le divan que la flotte de son sublime empereur Ă©tait supĂ©rieure de moitiĂ© Ă  celle de ses ennemis; qu'il fallait donc que chaque commandant s'attachât corps Ă  corps Ă  un vaisseau russe, et qu'il se fit sauter avec lui. Hassan ne tarda pas Ă  joindre l'exemple au prĂ©cepte. Son vaisseau se trouvait le second de la ligne ottomane : le vaisseau amiral russe, montĂ© par Spiritoff, Greay et ThĂ©odore Orloff, attaqua la tĂŞte de cette ligne, et s'attacha Ă  la capitane. Le seul ordre que le capitan-pacha eĂ»t donnĂ© Ă  toute la flotte, Ă©tait de demeurer Ă  l'ancre. Hassan reçut pendant quatre heures le feu du navire ennemi, sans faire aucun mouvement, sans Ă©viter aucune bordĂ©e. Mais les vaisseaux ottomans ont tous Ă  leur première batterie des canons du calibre de plusieurs quintaux : un boulet de pierre, lancĂ© par une de ces Ă©normes bouches Ă  feu, emporta le gouvernail de l'amiral russe. Ne pouvant plus manĹ“uvrer tout en foudroyant la capitane, il dĂ©riva sur elle. Hassan, qui avait le dessein de l'aborder, fidèle Ă  l'ordre du capitan-pacha, se toua sur son, câble, et reçut le vaisseau par son travers. Il fit sur-le-champ jeter des crampons, et ces deux Ă©normes masses furent accrochĂ©es par leurs agrès. Un combat furieux de mousqueterie et d'abordage s'engagea entre les deux flottes. Les Ottomans et les Russes, au milieu de nuages de fumĂ©e et d'une grĂŞle de balles, attaquans, attaquĂ©s, poursuivans, poursuivis, passèrent sur le bord les uns des autres, et se battaient depuis neuf quarts d'heure. Hassan, couvert de sang et de blessures, Ă©tait au moment de l'emporter, lorsque Greay, dĂ©sespĂ©rant de se dĂ©gager, fit lancer de l'artifice et couvrit de feu la capitane, qui s'embrasa sur-le-champ. L'amiral russe s'enflamma presqu'en mĂŞme tems, et l'incendie devint commun. Des deux cĂ´tĂ©s, soldats et matelots, tout se jeta Ă  la mer. Spiritoff se sauva dans un canot avec vingt-quatre personnes, parmi lesquelles Ă©taient son fils et le comte ThĂ©odore Orloff. Le vaisseau russe fut consumĂ©, et la mer engloutit ses superbes canons de bronze et une caisse militaire de cinq cent mille roubles. Hassan fit d'inutiles efforts pour sauver la capitane. Se voyant abandonnĂ© par son Ă©quipage qui fuyait Ă  la nage, il se jeta lui-mĂŞme Ă  la mer. Un seul homme Ă©tait restĂ© auprès de lui, c'Ă©toit un de ses amis intimes, Achmet-Aga, nĂ©gociant de MorĂ©e, qui, par attachement pour lui, Ă©tait venu faire la campagne comme volontaire. Achmet, qui n'avait cessĂ© de combattre Ă  cĂ´tĂ© d'Hassan, se lança Ă  la nage avant lui, l'aida Ă  se saisir d'une vergue brisĂ©e, et tous deux atteignirent le rivage ayant que les deux vaisseaux incendiĂ©s eussent encore sautĂ© en l'air. Cette explosion complĂ©ta le dĂ©nouement de ce combat, si terrible, qu'on le croirait fabuleux. Mais jusque-lĂ , de part et d'autre, il n'y avait que deux vaisseaux de perdus et quelques braves soldats de sacrifiĂ©s : ici commencèrent des fautes oĂą l'on retrouva l'imprĂ©voyance ottomane dans toute sa stupiditĂ©. Avant de sauter, la capitane, qui brĂ»lait par le haut, se trouva dĂ©gagĂ©e des crampons qui l'attachaient au vaisseau amiral russe. Toute embrasĂ©e, elle fut portĂ©e par les courans au milieu de sa propre flotte. Jaffer-Bey, commandant d'une division, Ă©pouvantĂ© Ă  la vue de ce foyer d'incendie qui dĂ©rivait sur lui, fit signal de couper les câbles, et s'Ă©loigna en suivant la cĂ´te : le reste de la flotte le suivit. En longeant ainsi le rivage, Jaffer rencontra, en face du port de Chio, la petite baie de TchesmĂ©, et ne voyant que le danger prĂ©sent, il y entra pour se mettre sous la protection de cette forteresse. Tous les vaisseaux ottomans vinrent se jeter dans cet asile, et s'y amonceler après lui. Hassan blessĂ©, le visage tout marquĂ© de brĂ»lures de poudre Ă  canon, accourut par terre Ă  TchesmĂ©. Il reprĂ©senta avec force au capitan-pacha tout le danger de cette position; l'amiral ottoman s'obstina plus que jamais Ă  ne point combattre; il dĂ©fendit Ă  aucun vaisseau de prendre le large, multiplia les moyens de dĂ©fense, hĂ©rissa le rivage et l'entrĂ©e du golfe de batteries, et se rendit inattaquable, mais sans se rendre inaccessible. Les Russes virent la faute avec autant d'Ă©tonnement que de joie ; ils en profitèrent. Quatre vaisseaux musulmans, placĂ©s en travers, fermaient l'entrĂ©e du golfe; quatre vaisseaux russes vinrent en fermer la sortie. Trois vaisseaux de ligne, une frĂ©gate et une bombarde s'approchèrent et se placèrent sous le feu des batteries de la rive, et sous celui des quatre vaisseaux qui dĂ©fendaient le passage. Pendant cet engagement, qui masquait, de la part des Russes, le plus formidable dessein, deux petits bâtimens, conduits par des officiers anglais, s'avançaient au milieu des boulets, des carcasses, des fusĂ©es et de la mitraille, qui passait au-dessus de leurs tĂŞtes. Les Ottomans les aperçurent se dirigeant vers le port. Ils les prirent pour des transfuges et les attendirent avec joie, se promettant dĂ©jĂ  de les mener en triomphe Ă  Constantinople. C'Ă©taient des brĂ»lots incendiaires (Charles-Marie d'Irrumberry, Histoire de l'Empire ottoman, Tome 4, 1817 - books.google.fr).

 

"Isles saisies"

 

Le traité de Kaïnardji oblige la Russie à restituer les principautés roumaines et les îles de l'Archipel, mais domine une Crimée rendue indépendante des Turcs (Félix Ponteil, Histoire générale contemporaine: du milieu du XVIIIe siècle à la Deuxième Guerre mondiale, Tome 1, 1963 - books.google.fr).

 

Cf. quatrain III, 95.

 

Des dégâts furent commis dans l'île de Paros, occupée par les troupes russes de 1770 à 1774 (Eric Wenzel, Un Bourguignon officier du Grand Corps, Annales de Bourgogne, Volume 75, Numéros 1 à 3, 2003 - books.google.fr).

 

Fausse "frayeur"

 

Il est vrai que la guerre russo-turque (1768-1774) a soulevĂ© des problèmes en MĂ©diterranĂ©e et ses consĂ©quences furent souvent graves pour le nĂ©goce. Pourtant on constate un grand essor des relations commerciales de la France avec l'Empire ottoman Ă  cette mĂŞme Ă©poque. Ă€ elle seule, la France reprĂ©sente les 3/5e de l'ensemble du commerce Europe-Empire de 1763 Ă  1773. La part de l'Angleterre n'est que de 1/5e. D'après l'ambassadeur Saint Priest, pendant la guerre russo-turque "le pavillon français devint la seule source des Turcs". En effet c'est la caravane française qui est dĂ©livrĂ©e de toute concurrence, particulièrement de celle des Ragusains. Il faut peut-ĂŞtre souligner Ă©galement la contribution de l'Etat français Ă  cette rĂ©ussite : l'ordonnance royale de 1765 suspendait pour trois ans les droits payĂ©s pour les navires caravaneurs dans les ports de l'Empire ottoman. Celle de 1767 renouvela la mĂŞme exemption pour trois ans Ă  partir du 1er janvier. Selon Daniel Panzac, la victoire française apparaĂ®t nettement si nous prenons l'exemple de Chio : les navires ragusains y font escale très rarement dĂ©jĂ  Ă  la fin de 1770 et ils disparaissent totalement en 1772. Ainsi, pour la France, l'annĂ©e 1772 est une bonne annĂ©e entre la guerre de Sept ans (1757-1763) et la guerre d'IndĂ©pendance AmĂ©ricaine (1778-1783). [...] Deux remarques : en 1772 les exportations françaises sont supĂ©rieures aux importations ; les marchandises d'une valeur de 1.8 millions de livres sont transportĂ©es d'Istanbul Ă  Marseille sur les onze navires provenant d'Istanbul (Serap Yilmaz, Le trafic portuaire d'Istanbul dans la seconde moitiĂ© du XVIIIe siècle, Histoire Ă©conomique et sociale de l'Empire ottoman et de la Turquie (1326-1960), 1995 - books.google.fr).

 



[1] N.V. Rasianovsky, « Histoire de la Russie jusqu’en 1984», Laffont, 1987, p. 291

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