Mort de Caton d’Utique VIII, 79 2088 Qui par fer pere
perdra nay de Nonnaire De Gorgon la sera
sang preferant, En terre estrange
fera si tout de taire, Qui bruslera luy mesme & son entant. Père et fils Les interprétations des quatrains VI, 82 et VI, 89 font appel aussi à La Pharsale de Lucain. Lucain fait oeuvre non d'historien, mais de poète. Sa description est stylisée et orientée de façon à s'inscrire dans le projet global de son oeuvre. Elle tend d'abord à mettre en évidence l'horreur et le scandale éthique que représente la guerre civile. Aussi Lucain insiste-t-il sur la destruction des liens familiaux et sur les meurtres qui se commettent entre proches parents, sorte d'hyperbole des meurtres entre concitoyens: bella plus quam ciuilia. S'agissant du cas particulier de César et de Pompée, l'ancienne parenté qui a existé entre eux et qui, sur le plan moral du moins, subsiste encore, ne fait que souligner la participation personnelle des chefs, et surtout de César, au scelus civile. [...] Les liens conjugaux ou amoureux des trois héros relèvent d'une autre intention. L'ordre dans lequel les trois couples sont présentés correspond en même temps à une gradation dans le mal, révélatrice du malheur croissant de Rome au fur et à mesure que s'impose la puissance de César: incarnation de la vertu conjugale avec Caton et Marcia; humanité moyenne accédant à la grandeur avec Pompée et Cornélie; enfin, passion et uitium à l'état pur avec César et Cléopâtre. [...] Les tableaux de deuil présentant la peine de parents ne sont pas rares chez Lucain: lamentations rituelles des mères (2, 21-28; 3, 757), des deux parents (3, 606-607), ou - et le thème se trouve alors plus richement développé - douleur des pères devant le bûcher de leur fils (3, 760-761, et surtout 2, 297-303, où Caton pleurant sur la mort de Rome et de la liberté se compare lui-même à un père en deuil, incapable de s'arracher au corps de son fils, et qui allume le bûcher de ses mains) (Mireille Armisen-Marchetti, Les liens familiaux dans le Bellum civile de Lucain, Gli Annei: una famiglia nella storia e nella cultura di Roma imperiale : atti del Convegno internazionale di Milano-Pavia, 2-6 maggio 2000, 2003 - books.google.fr). Dans le chant II de la Pharsale, Caton accordant à son neveu que la guerre civile romaine est une folie en effet - furorem Hesperium -, cette pensée nourrit, contre toute attente, son empressement d'y prendre part tellement que c'est l'abstention qui se trouve désormais qualifiée de folie. [...] Que faut-il donc penser d'un discours où une image sans réalité tient lieu de raisonnement, et où les mots offrent si peu de stabilité, sinon qu'il procède en effet de l'état de délire ? Une âme hallucinée Au reste, le délire paraît franchir un nouveau degré dans les vers qui suivent: «De même qu'un père à qui la mort a ravi ses enfants conduit leurs longues funérailles jusqu'au tombeau sous l'empire de sa douleur même, aime à saisir de ses mains les torches funèbres, à mettre lui-même leur funèbre flamme au bûcher dressé... On ne m'arrachera pas à ton cadavre, ô Rome, avant que je ne l'aie embrassé, ni à ton nom, ô Liberté, et que je n'aie accompagné une ombre vaine.» (Pharsale, II, 297-303). Le texte porte littéralement: «aime à saisir de ses mains les noirs feux et à mettre lui-même les noires torches au bûcher», par un hypallage, doublé d'un oxymore (ignibus atris) que nous n'avons cru devoir conserver dans notre prose, pour rétablir parmi ces pensées une cohérence, dont le défaut signale en ce discours le désordre qui s'empare, chez l'orateur, de ses sens étonnés. [...] De ce désordre, il n'est pas cependant d'indice plus certain, que le relief pris dans l'esprit de Caton par l'image du père prenant part aux funérailles de son fils défunt: simple objet de comparaison à l'origine, comme le marque le ceu du vers 298, on s'avise assez vite de ce que la distance logique qu'établit toute similitude entre les choses comparantes et les choses comparées, afin de mieux manifester les éventuels rapports; que cette distance, disons-nous, est comme abolie par l'orateur, puisque la fiction, au lieu de le céder enfin à l'expression directe des pensées, outrepasse les bornes de la stricte comparaison pour devenir métaphore: son titre de «père de la patrie», ou bien, de père de Rome et de la Liberté, prend désormais aux yeux du héros un sens tellement littéral, qu'il se confond maintenant avec le personnage qu'il ne faisait naguère que représenter. Les funérailles se prolongent en effet dans les vers 301 à 303, où leur ordonnance serait comme troublée par l'étreinte amorcée par le père du cadavre de son fils, et la farouche détermination qu'il oppose aux efforts de ceux qui tenteraient de l'en arracher (cf. v. 301: non ante reuellar...). L'imagination de l'orateur s'échaufferait donc tellement, que l'apostrophe qu'il adresse à Rome et à la Liberté, ou plutôt à leur cadavre, ne relèverait pas de la seule prosopopée, mais bien du dialogisme, figure consistant «à rapporter directement, et tels qu'ils sont censés sortis de la bouche, des discours que l'on prête à des personnages, ou que l'on prête à soi-même dans telle ou telle circonstance» : dans le cours même de son discours, Caton se transporterait ainsi sur un autre théâtre que celui de la conférence qu'il a avec son neveu au sujet de l'engagement dans la guerre; du reste, peut-être est-ce qu'il y transporte Brutus également, qu'il trouverait parmi ceux qui voudraient interrompre les suprêmes embrassements qu'il accorde à ses enfants. Ces marques d'une âme si peu maîtresse de ses sentiments ne laissent pas de surprendre chez cet éminent sectateur du Portique, dont on attendrait, a priori, une fermeté exemplaire. Cependant, Sénèque paraît repousser l'opinion ordinairement reçue, qui fait du sage stoïcien un être absolument affranchi de toute affection sensible: «Il est d'autres disgrâces [que les injures], écrit-il, qui frappent le sage, mais sans l'abattre; comme la douleur du corps, les infirmités; la perte des amis, des enfants; les malheurs de la patrie déchirée par la guerre. Je conviens que le sage est sensible à tout cela; car nous ne lui attribuons pas la dureté du fer. Il n'y a pas de vertu à endurer ce qu'on ne sent pas.» (De constantia sapientis, X; traduction d'Elias Régnault) (Jean-Christophe de Nadaï, Rhétorique et poétique dans la Pharsale de Lucain, 2000 - books.google.fr). Cela rejoint la traduction de Jean de La Harpe (1739 - 1803) Non, privé de son
fils, un père malheureux Conduit jusqu'au
tombeau ses restes douloureux; Il pleure, il se
repaît de ces pompes fatales; Il porte dans ses
mains les torches sépulcrales, Allume le bûcher,
s'y jette avec son fils... Cf. le stoïcisme du quatrain précédent VIII, 78 - Stoïciens et chrétiens - 2087-2088. La mort de Caton Après avoir appris, en Libye, le meurtre de Pompée, Caton, s'efforçant de rejoindre Utique avec ses hommes et sa flotte, est arrêté par une tempête. Interprétation courante : la partie rescapée de la flotte hiberne à Bérénice et rallie Utique au printemps sous le commandement de Gn. Pompée. Caton et les troupes naufragées entreprennent de faire le tour des Syrtes à pied. jusqu'à Leptis (Minor), puis Utique. Rectifications ici apportées : 1. Après la tempête, Gn. Pompée a conduit directement dans le golfe de Gabès (lac Triton de Tunisie) la majeure partie de la flotte. 2. Lucain n'invente pas la visite de Caton au temple de Jupiter Ammon dans l'oasis de Syouah, comme le pensait R. Pichon, mais il le fait s'arrêter dans un autre sanctuaire du même nom au bord de la Grande Syrte. 3. Lucain a limité son récit de la longue marche de Caton dans le désert à son arrivée à Leptis Magna, c.-à -d. à la première moitié, la plus pathétique, de l'expédition (Jacques Aumont, Caton en Libye (Lucain, Pharsale, IX, 294-949) (Revue des Études anciennes, juill.-déc. 1968, pp. 304-320) (Les Études classiques, Volume 37, 1969 - books.google.fr). Les anaphores ne sont ni maladresse ni faiblesse d'écriture, comme on l'a dit trop souvent, mais relèvent d'une esthétique assumée et revendiquée. Cette affection pour l'anaphore traverse en réalité toute l'œuvre ovidienne, tel ce dernier exemple, tiré des Pontiques (1,2,35-36), où Naso exilé, envahi par une torpeur semblable à la mort, souhaiterait rencontrer Méduse pour perdre la conscience de son mal : IIle ego sum frustra qui lapis esse velim. Ipsa Medusa oculis veniat licet obvia nostris, mittat vires ipsa Medusa suas. L'anaphore de Méduse dans chacun des deux vers du distique, qui semblent dès lors se mirer l'un dans l'autre, constitue un miroir pour une fois inefficace, car le monstre impuissant à donner la mort condamne le poète à chanter. L'exilé qui ne peut être médusé devient impuissant à se taire et contraint de pleurer sa souffrance éternelle. Lucain nous ramène à des préoccupations politiques. Méduse intervient dans l'épisode des reptiles de la Libye (Pharsale, IX, 604-889) : les troupes de Caton menacent de mourir de soif dans le désert et rencontrent un point d'eau où les hommes répugnent à puiser en raison des myriades de serpents qui l'infestent. Et c'est l'occasion pour le poète de placer un excursus mythique sur l'origine de ces serpents : les gouttes de sang de Méduse transportée dans les airs par Persée leur auraient donné naissance en tombant sur le sol de cette terre, désormais viciée. La tournure étiologique qui révèle la filiation ovidienne ne doit pas cependant nous faire oublier le projet de Lucain de composer une épopée historique, dans laquelle le morceau dédié á Méduse est presenté comme une fable se substituant au message de venté que le poete est impuissant á donner IX, 62 1-3 : non cura laborque / noster scire valet, tiisi quod uulgata per orbem / fábula pro uera decepit saecula causa. On notera aussi d'emblée que le poète délaisse Persée dans un rôle de second plan pour se focaliser sur Méduse et organiser l'épisode autour d'un axe reptilien. Sur le plan structurel d'abord, car les serpents introduisent la parenthèse poétique et la clôturent. Les soldats qui se refusent á boire l'eau grouillante de serpents sont ensuite tués par eux. Les reptiles hantent l'espace du texte et celui de la fiction : ils peuplent cette partie du désert libyen dont ils contaminent l'eau, la terre et l'air (Isabelle Jouteur, Au miroir de Méduse, Euphrosyne, Volume 33, 2005 - books.google.fr). Les liens de Caton avec le stoïcisme ne font aucun doute : les sources antiques (contemporaines ou postérieures) en témoignent clairement, si bien que rares sont les travaux qui ont été consacrés au stoïcisme de ce personnage. [...] A Utique figurent également à ses côtés un stoïcien, Apollonidès, et un péripatéticien, Démétrios, avec lesquels il s'entretient de l'immortalité de l'âme le soir de sa mort (Plutarque 66). [...] Après la défaite des Pompéiens à Thapsus (avril 46), Caton se refuse à supplier César et se donne finalement la mort en rouvrant les blessures qu'il s'était faites et que son entourage voulait soigner (13 avril 46). [...] La philosophie est pour lui une forme de vie qui modèle et oriente tous les instants de son existence (cf. Cicéron, Mur. 30, 62). S'il a, conformément à la tradition romaine, choisi l'action politique, il apporte dans sa vie publique et privée les qualités que le Pro Murena et le Pro Sestio (60-63) mettent en valeur : grauitas, integritas, magnitudo animi, uirtus. Cet ensemble se trouve tout proche des vertus traditionnelles reconnues par le Portique, comme si Caton les avait toutes faites siennes. Les maximes stoïciennes que Caton reprenait souvent dans ses discours devaient accentuer cette impression. Dans sa vie privée, il ne suffit pas de s'attacher au refus du luxe (Plutarque 12, 3-5 ; 44, 1), car cette exigence est commune à beaucoup d'écoles philosophiques. Plutarque expose comment, après avoir eu trois fils de son épouse Marcia, il la laissa devenir l'épouse de Q. Hortensius Ortalus en 56, puis se remaria à nouveau avec elle au moment de la guerre civile (25 ;52, 5-8). A travers une telle conduite, ce sont les principes «cyniques» de l'école stoïcienne qui se laissent deviner (cf. 8 D. Babut, Plutarque et le stoïcisme, Paris 1969, p. 174) : seule l'opinion s'oppose à un acte que la nature autorise ; d'ailleurs l'ancien stoïcisme admettait la communauté des femmes et des enfants (Michèle Ducos, Caton, Dictionnaire des philosophes antiques, Tome 2 : Babélyca d'Argos à Dyscolius, 1993 - books.google.fr). "nay de nonnaire"
: Marcus Porcius Cato fils
d'Atilia ? "Si Cynico barbam petulans Nonaria vellat." : Il arrive que, à un cynique une pétulante nonnaire tire la barbe (Perse, Satire I). Les courtisanes se produisaient vers la neuvieme heure (qui répond à nos trois heures après-midi), de là le nom de nonnaire (Antide Mangin, Versions latino-syntaxiques de Perse, 1812 - books.google.fr). Horace dans ses Satires exprimait déjà un avis sur le sujet: "Il est des gens qui ne veulent caresser que des matrones, revêtues de la longue robe dont la bordure de pourpre traîne sur les talons; d'autres, au contraire, n'ont de goût que pour les pensionnaires d'un lupanar infect;" "Un homme connu sortait un jour d'un de ces lupanars: "A la bonne heure lui dit le sage et divin Caton. c'est là que les hommes jeunes doivent descendre quand d'infâmes désirs gonflent leurs organes.". Des lupanars romains aux "bordeaux" (qui donnera plus tard bordel; dérivé des mots bord et eau en raison de la proximité de ces maisons de la Seine ou des transformations des maisons de bains en lieux de débauches) du temps de Saint Louis, lequel développa de nombreuses lois répressives (1254). Chaque siècle a connu la prostitution à travers les maisons de tolérance (La prostitution à Paris, Liaisons, Numéros 301 à 309, 1991 - books.google.fr). Le corps n'était brûlé que le neuvième jour ; mais le bûcher s'élevait dans l'intervalle. Aussi n'induisez pas ici, de ce que le père s'éloigne du bûcher, que déjà son fils ait été brûlé : la suite établira le contraire (L'âne d'or d'Apulée: précédé du Démon de Socrate, Tome 2, traduit par J. A. Maury, 1822 - books.google.fr). Le plus honteux, c'est que la femme même de Caton, Atilia, ne fut pas exempte non plus de tels écarts, et qu'après avoir eu d'elle deux enfants, il fut contraint de la chasser pour inconduite. Caton, encore très jeune, avait projeté d'épouser Lepida, mais Metellus Scipion, après avoir rompu ses fiançailles avec elle, l'avait reprise, et Caton, furieux, «exhala son dépit dans des iambes où il accablait d'injures Scipion avec l'amertume d'Archiloque, sans aller toutefois jusqu'à l'obscénité et à la puérilité». Atilia était la fille de Sextus Atilius Serranus Gavianus. Elle donna à Caton les deux enfants dont il est question : Marcus Porcius Cato qui fut avec son père à la mort de celui-ci, et Porcia (Plutarque, Vie de Caton le Jeune) (Robert Flacelière, Caton d'Utique et les femmes. In: L'Italie préromaine et la Rome républicaine. I. Mélanges offerts à Jacques Heurgon. Rome : École Française de Rome, 1976 - www.persee.fr). Typologie Avec la date pivot de -46, en reportant 2088 on obtient aux environs de -2180. C'est la date du premier royaume de Sicyone en Grèce fondé par Egialée (Antoine Banier, Explication historique des fables, 1715 - books.google.fr). L'aïeul de Caton d'Utique, Caton le censeur, était à Rome lorsque les ambassadeurs d'Athènes y vinrent pour demander la levée de l'amende que leur cité devait payer à celle d'Orope selon un arbitrage de la ville de Sicyone. Caton était opposé à l'influence grecque sensée amollir les esprits et l'ardeur guerrière de la jeunesse (Les vies d'Aristide, de Caton le Censeur, de Philopoemen, de Flaminius, Tome 5, 1762 - books.google.fr). Les souliers sicyoniens étaient un accessoire raffiné que Cicéron se refusait à chausser. Caton d'Utique allait parfois nu pieds (Encyclopedie, ou Dictionnaire raisonne des sciences, des arts et des metiers, Tome XVII, 1775 - books.google.fr). Caton s’efforçait dans son ouvrage Les Origines de mettre en avant ces connotations, ce qui lui permettait d’enraciner son comportement frugal au sein du passé de Rome. Il opposait la simplicité du mode de vie des hommes d’autrefois au luxe de son temps. [...] Même si cette vision des choses ne faisait pas l’unanimité - Plaute se moquait des excès de ces discours dans ses comédies -, la représentation de l’homme politique frugal que le Censeur mettait en œuvre connut un grand succès après lui : elle constituait un siècle plus tard un lieu commun dont Cicéron usait dans ses discours. La valorisation de la frugalité par Caton n’avait pas seulement pour dessein de tenter de réduire les pratiques d’ostentation du luxe de l’élite : elle tenait lieu pour le Censeur d’arme politique. Sénèque précise que Caton d’Utique, le descendant de Caton l’Ancien, se plaisait à vanter les mérites de «ce siècle où les censeurs faisaient grief d’avoir quelques lamelles d’argent» ; or l’on sait qu’il s’efforçait de manifester sa filiation avec son arrière-grand-père : il s’inspirait donc peut-être sur ce point des discours de celui-ci : «Marcus Caton [Caton d’Utique], quand il vantait Curius et Coruncanius et ce siècle où les censeurs faisaient grief d’avoir quelques lamelles d’argent, possédait lui-même quatre millions de sesterces, moins sans doute que Crassus, plus que Caton le Censeur.» (Laure Passet, Refus du luxe et frugalité à Rome, 2015 - tel.archives-ouvertes.fr). Ceux qui apparient Caton le censeur au jeune
Caton, meurtrier de soy-mesme, apparient deux belles natures et de formes
voisines. Le premier exploitta la sienne Ă plus de
visages, et precelle en exploits militaires et en
utilité de ses vacations publiques. Mais la vertu du jeune, outre ce que c’est blaspheme de luy en apparier nulle
autre en vigueur, fut bien plus nette |